Zabriskie Point

Michelangelo Antonioni, 1970 (États-Unis)

Comme Wenders, Antonioni sort de son pays et pose sa caméra un peu partout dans le monde : en Europe, en Chine ou en Afrique 1. Durant cette période, et avant le réalisateur allemand, l’Italien tourne aussi aux États-Unis. Il y fait Zabriskie Point qui est financé par Hollywood (la MGM), a pour sujet les États-Unis et surtout, comme Paris, Texas (1984), relève dans ses cadres d’une représentation toute américaine 2.



Fondant le documentaire dans la fiction 3, les contestations de la jeunesse américaine plongent d’emblée le spectateur dans l’effervescence d’une AG estudiantine de la fin des années 1960. La scène se déroule dans une université à Los Angeles et les questions soulevées traitent de l’opposition au recrutement des étudiants par l’armée (il s’agit toujours de faire la guerre au Vietnam), de la lutte contre la ségrégation raciale et des répressions policières. Les étudiants veulent agir et parlent de révolution, mais l’un d’entre eux se lève, dit ne pas vouloir mourir d’ennui et quitte la salle. C’est Mark. Antonioni le suit. Dehors, les images relaient le discours et la critique de la société américaine se poursuit. Mark prend sa voiture et traverse la ville : d’abord la zone industrielle (Brown Bevis Industrial, Pacific Metal…), puis, après une longue allée de palmiers, le commissariat et un marchand d’armes.

Dans cette première demi-heure, L.A. apparaît comme une métropole moderne, industrielle et ultra-sécuritaire (froideur des lignes urbaines, présence policière, agents de sécurité et caméras de surveillance). Rien que par ces thèmes, il est difficile de ne pas penser au célèbre essai de Mike Davis, City of Quartz 4. Avec force détails, le sociologue urbain consacre tout un chapitre, « La forteresse L. A. », à l’inflation sécuritaire qui renforce selon lui les ségrégations raciale, sociale et spatiale. Le rapport que Zabriskie Point entretient avec City of Quartz est d’autant plus évident quand Antonioni étend sa critique à la consommation de masse qui génère tout l’artifice des paysages urbains (les panneaux publicitaires géants qui, de leurs sourires peints et de leurs slogans colorés, écrasent la rue et les passants), ou davantage encore quand il installe les promoteurs immobiliers, ceux que Davis nomment « la nouvelle pieuvre » 5, à la tête de l’économie de la ville.




« – Comprenez-vous ce que cela signifie?
– Quoi ?
– Ça signifie une expansion d’au moins 200.000 hectares.
– Donc notre position sur le marché nécessite un investissement global de 5000 milliards sur 10 ans.
– Bon, je crois qu’on peut se l’offrir, non ?
– oui, bien sûr. »



Rod Taylor est entrepreneur dans l’immobilier 6. Du haut de ses bureaux en plein Downtown 7, il supervise le développement urbain et les extensions périphériques de la métropole californienne : il s’agit de construire et d’aménager surtout pour les familles modèles des classes moyennes blanches et à cette fin de vendre du rêve au milieu du désert (« Pourquoi respirer l’air pollué de la ville quand vous pouvez enchanter votre vie avec « Les dunes ensoleillées Relax ». Jouer au tennis sur l’herbe couleur émeraude… »). Antonioni saisit cet affairiste en contre-plongée et n’oublie pas de placer dans quelques plans significatifs une bannière étoilée au-dessus de son épaule. Par ailleurs, à travers les dialogues, une série de plans et de cartes quadrillant le territoire, quelques images de la ville ouvrant l’horizon sur une extension infinie des suburbs, le film retranscrit bien la fièvre économique et immobilière que connaît L. A. à l’époque. A la radio, un journaliste annonce la fin d’un chantier d’autoroute prévue pour relier les collines environnantes au centre-ville. Le projet d’envergure aurait obligé 50 000 citoyens à déménager. Dans les années 1970, ce que l’on peut lire dans City of Quartz, la construction des freeways, qui accompagnait le développement de la voiture comme mode de transport privilégié, a intégré des espaces encore ruraux dans la large boucle périurbaine de Los Angeles et entraîné une multiplication des enclaves résidentielles sur le littoral et aux pieds des collines. Quand il était encore temps, les propriétaires de certains secteurs épargnés par cette urbanisation massive purent protester et protéger leur cadre de vie (constitution des propriétaires en associations, comme la Fédération de propriétaires sur le massif de Santa Monica, et phénomène de « lakewoodisation » 8). Pour revenir aux 50 000 citoyens déplacés (probablement Antonioni n’invente-t-il pas ici), on peut penser qu’il s’agit de Noirs et de Latinos, généralement des populations aux revenus modestes, comme c’était souvent le cas lors des nouveaux tracés d’autoroutes. Dans la même scène que l’annonce radio, dans un bref dialogue, les promoteurs immobiliers alors en déplacement font allusion aux multimillionnaires californiens : « – Tu sais quoi? Nous avons ici sept multimillionnaires à l’heure actuelle. – Nous qui ? – Ici, en Californie. Le Texas en a quatre, mais New York nous bat ». Dans son livre, au même chapitre sur la réaction des nimbies à l’expansion urbaine, Davis localise justement sur les collines de Santa Monica, entre Malibu et Hollywood, « une des plus fortes concentrations de milliardaires de la planète » : riches propriétaires, conservateurs et écologistes intéressés des années 1960 et 1970, ceux-là mêmes qui défendront leur coin de paradis contre les promoteurs avides de densifications urbaines 9. De cette façon, les critiques du cinéaste s’accordent avec celles du sociologue et la partie urbaine de Zabriskie Point illustre assez bien quelques-uns des aspects de la métropolisation de l’aire angeline que Davis analyse.



« On pourrait qualifier l’ensemble des films d’Antonioni, au moins à partir de L’avventura, comme un repérage des lieux offerts à des individus sans repères, soit qu’ils les aient perdus par accident de la vie, soit qu’ils soient plongés dans un univers qu’ils ne savent pas ou ne peuvent plus voir, des individus détachés , incapables d’investir ce qui les entoure. » 10


Comme le film de Wenders, Zabriskie Point traite du territoire mais aussi du rapport que les individus entretiennent avec lui. A travers le Grand Ouest (traversé suivant une ligne Los Angeles-Phoenix, prolongée chez Wenders jusqu’à Houston), chacun des deux réalisateurs confronte les espaces. Dans Paris, Texas, Travis dessine un trajet inverse à celui des pionniers de jadis et, d’Ouest en Est, effectue un retour en arrière. Il n’est rien au début du film, un désert. Mais progressivement, à la recherche de la femme aimée, Travis franchit un périphérique, gagne un centre-ville, comble un vide et finit par se retrouver lui. Tout son voyage n’est qu’une intime reconquête. Dans Zabriskie Point, le trajet se fait dans la même direction, vers l’Est. Il n’est plus question d’un homme brisé par l’amour ou la vie, mais d’un jeune couple qui n’a encore rien vécu : Mark, qui a pris la fuite après qu’un policier a été tué lors d’une émeute, et Daria, la secrétaire du promoteur à la recherche d’un ailleurs. Tous deux se rencontrent dans le désert et ne se quittent plus. Leur voyage est aussi celui d’un retour en arrière et la métaphore est à la fois plus ambitieuse et plus naïve que chez Wenders : la société s’est perdue (la description de Los Angeles) et, n’y trouvant pas sa place, le jeune couple recrée un Éden en plein désert. La séquence durant laquelle Mark et Daria font l’amour sur le sol aride californien s’étire et gagne le fantasme : c’est dans un nuage de poussière que des couples apparaissent et s’adonnent à l’amour libre (si le passage peut paraître ridicule, cela n’en est pas moins une des deux séquences marquantes du film). Mark et Daria ont franchi Zabriskie Point, sorte de point zéro de la civilisation, et peut-être en tant que nouveau couple originel veulent-ils féconder cette terre où des millions d’années avant existait un lac, y faire rejaillir la vie et jeter les bases d’une société plus saine, lavée de tout modernisme et de tout rapport à l’argent (idéaux de plusieurs mouvements contestataires dans les années 1960 dont celui des hippies, auxquels d’une façon ou d’une autre Mark et Daria font penser -il suffit de voir la façon dont ils redécorent l’avion emprunté-). Cependant, dans la Vallée de la Mort, leurs amours sont stériles. Et le désert lui-même se voit miter par la société moderne, lorsqu’un policier apparaît pour un contrôle grotesque entre deux cabines de toilettes en plastique rouge, ou quand des touristes en caravane s’arrêtent quelques secondes pour consommer, prendre une photo et suggérer l’installation d’un drive-in sur le site 11. Nulle place pour l’utopie.



Michelangelo Antonioni avait déjà montré l’envers des Trente Glorieuses dans Le cri (1957) ou Le désert rouge (1964). Il réalise Zabriskie Point en 1970, au moment où la croissance s’essouffle aux États-Unis et où les voix sont plus nombreuses à s’élever contre les nuisances de la consommation de masse (La société de consommation de Baudrillard paraît en 1970). Dans la seconde séquence marquante du film, le réalisateur va plus loin et radicalise autant sa forme que sa critique. Daria vient d’apprendre la mort de Mark. Elle se tient devant une villa hors norme dans laquelle son patron négocie autour d’un projet immobilier juteux. Puis brusquement la villa explose 12. Une série de plans démultiplie alors l’explosion et introduit le trip psychédélique dans lequel Antonioni nous plonge ensuite. Dans les tableaux qui suivent, divers symboles de la société de consommation sont pulvérisés (dressing, mobilier de jardin, réfrigérateur…). Le ralenti qui fait flotter tous les débris dans les airs et la musique tirent alors la séquence vers l’abstraction (c’est le titre Come in number 51, your time is up des Pink Floyd qui sert cette scène).



Ainsi, alors que l’histoire racontée par Wenders dans Paris, Texas n’est qu’intimité (celle d’un père et son fils, celle de Travis et Jane, mais aussi tout autant celle du réalisateur avec le mythe américain), Antonioni, lui, s’intéresse à la société en son entier, à son devenir et à la possibilité réelle ou imaginaire de la fuir 13. Le tout dernier plan de Zabriskie Point est un soleil couchant au-dessus du désert. Il est identique à celui aperçu un peu plus tôt dans les rues de Los Angeles sur un panneau publicitaire de la Bank of America (devant lequel même Mark avait d’ailleurs l’allure du cowboy de Malboro). Toutefois, Antonioni ne représente plus le soleil couchant du Far West ou d’une romance comme dans un film ou une publicité 14. Il a deux heures durant complètement dépecé le mythe et annonce simplement le crépuscule d’une société qui l’a probablement un temps attiré mais que finalement il rejette.






1 Blow up (1967), Chung kuo (1972), Profession : reporter (1975).

2 Ce que dit lui-même le réalisateur : « Zabriskie Point est un film sur l’Amérique. L’Amérique est le véritable protagoniste du film. Les personnages ne sont que des prétextes » , dans ANTONIONI M., Écrits, Paris, Ed. Images Modernes, 2003.

3 Mark Frechette et Daria Halprin qui jouent Mark et Daria sont deux acteurs non professionnels. Dans la première séquence filmée et montée à la façon d’un documentaire, on aperçoit aussi Kathleen Cleaver, figure importante des Black Panthers (que Varda filmait d’ailleurs deux années avant dans son court-métrage Black Panthers). Plus loin, sont insérées des images télévisées des affrontements réels entre étudiants et forces de l’ordre.

4 City of Quartz a paru en 1990 aux États-Unis et a été traduit en 1997 avec le sous-titre Los Angeles, capitale du futur, Paris, Ed. La Découverte, 2000.

5 Ibid. p. 118-123.

6 L’acteur joue dans Les oiseaux d’Hitchcock (1963). Une autre scène permet de citer Hitchcock puisque, dans le désert, lorsque l’avion de Mark passe en rase-motte au-dessus de Daria, les images de La mort aux trousses (1959) viennent immanquablement à l’esprit.

7 Un plan aérien nous montre ce CBD. L’autoroute 110 est au premier plan, elle contourne un terrain en friche qui accueillera le Convention Center à partir de 1971. A l’arrière-plan le skyline s’élève doucement. Les tours jumelles de la City National Plaza ou la tour de la Bank of America ne sont pas encore construites (elles le seront respectivement en 1971 et 1973). Seuls quatre ou cinq gratte-ciel constituent ce centre encore peu dense : une recherche rapide nous laisse supposer que l’on peut trouver parmi eux la City National Bank Building ou l’AT&T Center qui datent des années 1960.

8 M. DAVIS, op. cit., p. 149-174.

9 Ibid. p. 158.

10 C. EVENO, art. « Michelangelo Antonioni », dans T. JOUSSE, T. PAQUOT, La ville au cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, 2005, p. 658. Claude Eveno est aussi l’auteur de « Michelangelo Antonioni et la ville intérieure », article paru dans Urbanisme, n° 328, janv.-fév. 2003, p. 58-60.

11 Ces touristes sont très comparables à ceux de Duane Hanson, d’autant que l’œuvre de l’artiste date aussi de 1970.

12 « – Il est évident que cette zone a un grand nombre de possibilités de développement. […] – Peut-être finirons-nous par trouver de l’or sur cette propriété . – Si nous trouvons de l’eau, nous trouverons de l’or c’est certain . Dans ce pays, l’eau c’est de l’or . – Eau, électricité, piste d’atterrissage, routes , l’aménagement de plages et d’équipements subsidiaires ne sont qu’un détail du projet global. »

13 Citons d’autres éléments qui rapprochent Wenders d’Antonioni. Dès 1984, l’Allemand embauchait le même scénariste que l’Italien, Sam Shepard qui cosigna Zabriskie Point et écrivit Paris, Texas. En 1987, Antonioni répondit favorablement à Wenders quand celui-ci, rédacteur en chef exceptionnel, lui demanda de participer au quatre-centième numéro des Cahiers du cinéma. Enfin, en 1995, Wenders aidait Antonioni à réaliser et produire son dernier film Par-delà les nuages.

14 Dans Cinéma et peinture, Joëlle Moulin rapproche les crépuscules de western (ceux de Ford ou d’Eastwood) avec certaines toiles de Rothko (Orange et jaune et Jaune et or qui datent de 1956) : « L’occlusion des images définies du Far West pour Ford et de la représentation humaine pour Rothko anticipaient les allégories de la violence du Nouvel Hollywood ». Il nous semble que Zabriskie Point est tout autant concerné par les liens que Joëlle Moulin établit. Le ciel incendié du dernier plan est empli de violence et le rouge dominant peut renvoyer au drapeau américain tout écarlate accroché dans la chambre de Mark. On pense aussi à Our banner in the sky de Church (1861) que Moulin cite dans un autre chapitre en rappelant que la toile a été peinte dans un contexte de guerre. Voir J. MOULIN, Cinéma et peinture, Paris, Citadelles et Mazenot, 2011, p. 92-97 (p. 62 pour Church).

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