Waking life

Richard Linklater, 2001 (États-Unis)

« Vendrán las iguanas vivas a morder
a los hombres que no sueñan
 »

Ciudad sin sueño
dans Poeta en Nueva York de F. G. Lorca

Un jeu d’enfant introduit ce rêve éveillé. Face à un camarade curieux, la petite Lorelei Linklater annonce simplement : « dream is destiny ». Dès lors, aux abords de cette maison aux contours familiers, le gamin se détache du sol, comme tout à coup libéré des lois de la gravité, comme attiré par cette comète qu’il observe. La suspension de l’enfant qui s’accroche pour ne pas s’élever, la lente mélodie de piano et le réveil dans un train de ce même personnage devenu jeune adulte nous plongent dans la mélancolie ; un état distinct de celui dans lequel nous entretenait Lars von Trier dans Melancholia (2011), plus solennel, lui faisait de notre condition de mortel un poids écrasant, plutôt un état d’errance et d’hébétude comparable à celui dans lequel nous laissait Tarkovski dans Solaris (1972). Cependant, dans ces trois films, l’attraction des astres (certes très discrète dans Waking life) paraît influer sur la conscience des personnages et sur l’itinéraire de chacun.

Comme dans la trilogie des Before (1995-2013) et même dans Boyhood (2014), le chemin parcouru a toute son importance et la parole ouvre presque toujours la voie. Les conversations qui s’enchaînent en un flux dense et régulier sont sérieuses et les sujets sont passionnants mais complexes [1]. Après une mise en place en trois scènes (les enfants, le premier réveil dans le train, la répétition musicale), ça commence avec un capitaine de taxi qui fait un discours sur l’acceptation du voyage et sur la liberté de chacun. Le voyage, s’il n’avait déjà commencé, est provoqué par un accident : après être descendu du train, le jeune adulte qu’interprète Wiley Wiggins [2] a donc pris un taxi, puis déposé au hasard d’une rue (n’est-ce pas Linklater en personne, passager du taxi comme lui, qui donne cette adresse ?) se fait renverser par une voiture. Le deuxième réveil se fait en noir et blanc le temps de reprendre conscience. Rendez-vous à la fac. Un prof y donne un cours sur l’existentialisme et sur la capacité de chacun à inventer sa propre vie, à agir sur elle. Puis une autre personne intervient sur la communion par le langage. Encore une autre sur « l’amplification » intellectuelle dont chacun fait preuve, amplification stimulée par des dizaines ou des centaines de milliers d’années d’évolution humaine et de subconscient collectif…

Attractivité du chaos et suicide au bidon d’essence absorbé par le système. A la manière d’une table rase, cette mort brutale et acceptée introduit une autre étape à la déambulation aérienne de Wiley Wiggins. Le voilà pénétrant dans un appartement où Julie Delpy et Ethan Hawke (couple auprès duquel il n’interagit pas) échangent au réveil à propos de la mémoire collective, d’un réseau télépathique connectant inconsciemment toute l’humanité et son histoire. Puis, entre deux monstres rouges enfermés (l’un dans une cellule, l’autre vociférant dans une voiture), vient une nouvelle discussion sur un problème philosophique laissé par la liberté, le libre arbitre, l’individualité, toutes ces notions considérées dans un tout régit par les lois de la physique (dans cette scène et dans d’autres en suivant, le dessin [3] se met à déborder, se réinvente, pétille, un peu à la manière de ce que fait Michel Gondry dans sa Conversation animée avec Noam Chomsky, 2013).

Car, semble-t-on nous expliquer plus simplement, il faut laisser derrière tout ce qui peut être négatif, s’en libérer, ne plus aspirer au néant et recommencer, ce que suggèrent d’autres penseurs ainsi qu’un… singe : Linklater douterait-il de ce qu’il avance ? Ou est-ce un moyen de ne pas paraître trop péremptoire ? Toujours est-il qu’il essaie d’échapper au néant et trouve pour cela un art à sa convenance : le cinéma. Ce que ne dément pas la scène suivante où se racontent une brève histoire de comptoir et un double meurtre : une comédie dramatique ou fantastique qui en l’espace d’une minute ou deux se mue en un film noir. La fiction s’achève dans le sang. Wiley Wiggins se réveille à nouveau. Nouvelle mise en abyme. Bazin et Truffaut sont invoqués sur grand écran, Wiggins en spectateur de cinéma, le « moment sacré » défini n’est autre qu’une théorisation de la démarche même du réalisateur : ce n’est pas l’histoire qui rend le film narratif, c’est la musique, le temps qui s’y expose. The holy moment comme Holy motors (2012) où Carax se débarrasse de la structure narrative habituelle et la divise en une succession d’instants sacrés (plus un intermède musical).

Plusieurs faux réveils plus tard et un peu plus loin sur son chemin, le personnage de Wiggins finit par rencontrer Linklater en personne devant un flipper. Ce dernier lui explique une autre théorie sur ce que sont la vie et le temps, illusions créées par le refus permanent d’accepter la réalité, avant qu’un « oui » ne finisse par s’imposer de lui-même (tel peut-être le « Liebe », l’ultime carton qui s’affiche à la fin du Faust de Murnau, 1926 ?). Retour à la maison d’enfance, au rêve, à l’élévation sur laquelle le film s’achève. A la sentence de Lorelei Linklater, « dream is destiny », à ce chapelet de rêves enchaînés, résonnent maintenant les mots dits doucement par Gertrud (Dreyer, 1964) : « Life is a long, long chain of dreams drifting into one another »…

La première fois que l’on voit Waking life, il est presque impossible de résister : flottement du corps, attentive somnolence ou rêve lucide, le sens des images tout autant que celui du flot de paroles se dérobent de scène en scène ; personnages transformés en nuage, c’est comme si notre esprit avait toujours un temps de retard, comme s’il restait captivé par cet astre entraperçu ou cet enfant qui lui non plus ne résistait pas et s’élevait. Néanmoins, le spectateur devenu « onironaute », et à l’instar de Mason dans Boyhood expectatif et nonchalant, comprend assez tôt ce questionnement qui partant du film redevient nôtre : quel sens à la vie ?

[1] Au sujet des philosophes cités, Kierkegard par exemple, jamais un interlocuteur ne développe une théorie dans son ensemble. Il s’agit surtout de glaner autour des principaux thèmes évoqués (l’homme, la liberté, l’humanité…).
[2] On croise Wiley Wiggins (texan comme Linklater) dans Dazed and confused (1993).
[3] Expérimental jusqu’au bout Waking life a recours au procédé rotoscopique (des images réelles saisies sur caméra numérique et retouchées ensuite en infographie), procédé que Linklater reprendra pour A scanner darkly (2006).

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