Vers l’autre rive (Kishibe no tabi)

Kiyoshi Kurosawa, 2015 (Japon)


Dans cet univers, les choses infimes comptent énormément, même celles qui paraissent ne plus rien peser au seuil de la mort ou… de l’autre côté. C’est pourquoi Mizuki (Eri Fukatsu) accepte d’accompagner Yusube (Tadanabu Asano), son défunt mari revenu soudain dans son salon chaussures aux pieds (ce qui au Japon ne se fait pas), et décide avec lui de partir régler quelques affaires terrestres, de petits riens qui ont toute leur importance cela va de soi, des choses entreprises laissés sur le chemin d’une vie inachevée.



Le fantôme cette fois n’est pas un esprit évanescent. Il goûte, il touche, il perçoit. Ce n’est qu’une impression, mais il semble même recouvrir pleinement ses sens au fur et à mesure des lieux parcourus par le couple, après qu’à chaque étape Mizuki redécouvre son époux. Yusube n’a donc pas été qu’un dentiste dans une ville terne, l’homme que Mizuki a connu, il a aussi aidé un vieux distributeur de journaux qui l’a accueilli, il s’est appliqué à la préparation de gyoza dans un restaurant de province, il a encore donné des cours de physique et d’astronomie à une petite communauté paysanne (autant de facettes, de personnages esquissés et de films en amorce : Vers l’autre rive, spectre cinéphile). Mort dans la mer de Toyama depuis trois ans, mangé par les crabes, Yusube a tenu à revoir ces personnes qui l’ont à leur manière secouru et auprès de qui, fantôme ordinaire parmi d’autres, il s’est réfugié. Il s’est ainsi lié à eux, s’y est attaché et ces visites le libèrent. Mais toutes ces personnes que rencontre Mizuki et avec lesquelles elle aussi échange vont permettre également à la jeune femme de ne plus rien attendre du passé et d’aller de l’avant. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle peut à nouveau étreindre son mari, faire l’amour une dernière fois avec lui… et enfin faire son deuil.

Comme la petite fille qui dans une scène liminaire joue du piano lentement, un rythme qui n’est pas le bon mais qui est le sien propre, Mizuki a pris son temps. Elle était peut-être retenue à l’idée de rappeler Yusube à sa mémoire et n’a donc jamais complètement admis sa perte (son bureau qu’elle a laissé en l’état dans son appartement). Comme dans Tokyo sonata (2009), Kurosawa brise les cadres de ses personnages et, quand ils trouvent les réponses à leurs questions, quand progressivement ils se retrouvent, il leur permet de respirer dans de plus larges plans, non plus enfermés dans un appartement trop petit, mais en pleine nature, allant dans une forêt ou contemplant un paysage de rizières.



Le fantôme de Yusube avec sa veste d’un orange vif, l’image qu’en garde Mizuki, va comme un soleil durant ce voyage, grandissant jusqu’à disparaître au bout de la route. Alors, dans ce moment paisible, installée seule sur la rive, Mizuki décide de poursuivre sa vie et de rentrer chez elle. Un autre moment très beau dans le film marque par ses couleurs et l’idée qu’il nous en reste. C’est un temps suspendu dans le flamboiement d’un linceul de fleurs de papiers découpées et collées sur le mur. Même une fois les couleurs fanées et les fleurs brusquement tombées, le vide de la chambre abandonnée et tout le gris qui s’est brutalement abattu sur la pièce, le temps n’efface pas de nos esprits la vie qui a précédé. Ce n’est plus grand chose, des souvenirs discrets, mais à l’instar de toutes ces choses infimes, leur force et leur portée revêtent néanmoins quelque importance.

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4 commentaires à propos de “Vers l’autre rive (Kishibe no tabi)”

  1. Présences minuscules et infinité cosmique, manteau orange et pantalon bleu, fleurs murales et chaussures aux pieds coupés (Le Modèle rouge de Magritte ou l’affiche de Street Trash) : Kiyoshi Kurosawa, l’homme-cinéaste au spéculaire K, dédouble tout, y compris lui-même (ah, ce patronyme intimidant !), et à la fin, il ne reste plus qu’une femme, première et dernière origine du monde, belle passagère au bord de sa rivière intime – la nôtre, aussi, abordée à chaque fois en cinéphile…

  2. Les spectres de Kurosawa se montrent finalement fréquentables. Ils nous indiquent le chemin qui mènerait vers cette autre rive, cette autre vie. Une certaine vision du deuil qui ressemble à une leçon de piano qui se jouerait selon son propre rythme. Très beau film en effet.

  3. Très beau film sur le deuil et la résignation à la perte d’un être cher et à son acceptation.
    Nous soumet aussi à des questionnements intérieurs..la vie n’est peut être qu’une parenthèse.
    Chronique empreinte de beaucoup de sensibilité et pardon de vous avoir fait remonter en 2015.

  4. En tout cas j’ai été plus sensible à ce film qu’à Avant que nous disparaissions sorti en 2017. Malgré une intrigue inspirée des Profanateurs de sépulture, ce dernier, et je ne sais plus tout à fait pourquoi, m’avait déçu. Et j’ai manqué Invasion.

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