The Florida project

Sean Baker, 2017 (États-Unis)

Alors qu’Hollywood n’en finit pas de crever sous le poids de la bêtise des grands studios, définitivement sous perfusion de licences Disney-Lucasfilm, Disney-Marvel et autres Warner-DC, le cinéma US indépendant ne se porte pas si mal. Bien que nombre de scénaristes de talents, de producteurs et même de réalisateurs soient allés voir si du côté de la télévision l’herbe n’était pas plus verte – et l’on s’en félicite vu le nombre d’excellentes séries qui ont fleuri ces dernières années – il reste quelques irréductibles artistes de talent, bien décidés à mener à terme leurs projets. Et figurez-vous que pour une fraction infime du budget du dernier Star Wars, il est aussi possible de réaliser d’excellents films.

De Disney il en est d’ailleurs plus ou moins question dans The Florida project de Sean Baker (réalisateur du déjà remarqué Tangerine, primé à Deauville en 2015), dont la trame se déroule à Orlando, à quelques encablures du parc d’attraction Disneyworld. Hasard de tournage, pas vraiment puisque le projet du réalisateur repose en grande partie sur le contraste entre le rêve américain dans son acception la plus pure (quel archétype plus marquant que le monde merveilleux et féerique de Disney pour en faire le portrait métaphorique) et ceux que la grande machine économique a laissés de côté et que les États-Unis comptent désormais par millions. Quelques esprits chagrins parmi les spectateurs de la première heure ont regretté l’absence de scénario, mais c’est faire erreur sur la finalité du projet, qui dès le départ prend le parti de refuser tout storytelling si cher aux Américains ; l’approche de Sean Baker se veut plus proche du documentaire que de la fiction pure, même si nous sommes bien d’accord, toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.

Le film se déroule donc intégralement dans un motel de la périphérie d’Orlando, à un saut de puce du grand parc d’attraction Disney dont la présence démesurée s’impose à de multiples reprises au spectateur, mais de manière détournée. Si l’influence de l’ogre de l‘entertainment paraît tellement prégnante, c’est justement parce que le réalisateur ne fait que la suggérer, et loin de se focaliser sur cet élément, préfère attaquer par la bande et déployer sa caméra dans les allées et les bâtiments crasseux de ce motel accueillant essentiellement des hommes et des femmes trop pauvres pour se payer un logement décent, mais pas suffisamment pour se retrouver totalement à la rue. Chambres austères avec, au choix, vue sur la double-voie ou sur un marigot infesté d’alligators, couleurs criardes (ah, ce violet qui explose à la figure et dont le propriétaire a cru bon de peindre jusqu’aux bordures des allées), invasions de nuisibles, literie douteuse et machines à laver en rade la majeure partie du temps… Voilà le royaume de Bobby, homme à tout faire du motel, qui veille avec humanité et sollicitude sur ses modestes sujets. Dans cette galerie de personnages parfois haut en couleurs, une poignée de gamins, Moonee, Jancey et Scooty, des sales gosses en vérité, jamais à cours d’imagination pour inventer de nouvelles bêtises (cracher sur les pare-brise des voitures depuis la galerie du deuxième étage, mettre le feu à de vieilles baraques ou bien encore couper le disjoncteur central du motel….). Lorsqu’ils ne sont pas collés devant la télé ou la tablettes, ils sont en permanence surexcités, bruyants, mais terriblement attachants par leur joie de vivre et leur insouciance contagieuse. Le film est également en grand partie centré sur le personnage de Halley, la très jeune maman de Moonee, à peine plus mature que sa fille de cinq ans, une écorchée de la vie bardée de tatouages et de piercings, qui doit sans cesse faire preuve de débrouillardise pour subvenir à leurs besoins mais que le bon Bobby a pris sous son aile.

Filmé à hauteur d’enfant pour mieux épouser leur regard, The Florida project est un film dur mais qui garde une certaine naïveté, s’interdisant de juger ses protagonistes (ce qui ne l’empêche pas d’avoir un point de vue), égratignant le système par son constat dur et implacable. S’il montre avec une grande justesse le sort des laissés pour compte du rêve américain, il évite d’en donner une image trop sordide et misérabiliste. Motel de troisième zone, junk food, absence de cadre éducatif, on aurait tôt fait de classer ces hommes et ces femmes dans la catégorie « cassos ». Mais les situations sont aussi diverses que les individus. Tous essaient de survivre avec les moyens du bord, alors que règne de l’autre côté le royaume des fées et des personnages de dessins animés. Un univers de paillettes, de bonheur factice et artificiel, qui contraste évidemment avec les galères de Halley et de ses compagnons de fortune. Baigné des couleurs criardes propres à la Floride (dont les habitants ont des goûts discutables en matière d’architecture et de décoration intérieure), le film bénéficie d’une réalisation tout en contrastes, très proche du documentaire (caméra à l’épaule), mais avec une petite touche arty et ne s’interdisant pas quelques plans magnifiques. L’utilisation très intelligente des longues focales, permet au réalisateur d’obtenir des plans serrés des acteurs et des flous artistiques absolument magnifiques, qui mettent en relief les personnages, leur conférant une présence et une intensité presque dérangeantes. Des personnages habités, très bien écrits et formidablement incarnés par un casting irréprochable.

Après l’excellent Tangerine, Sean Baker enfonce donc le clou avec son cinéma profondément ancré dans le réel, social voire sociétal, capable d’insuffler un peu d’humanité et de poésie enfantine dans un sujet empreint de gravité.

RSS
Follow by Email
Twitter
Visit Us

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*