Soupçons

Alfred Hitchcock, 1941 (États-Unis)

Après Rebecca produit en 1940, Suspicion est le second film d’Hitchcock à Hollywood. Pour cette histoire de couple dont la confiance se délite en même temps que la comédie sentimentale qui se joue devant nos yeux se change en un film sombre, Hitchcock confie ses personnages à Joan Fontaine avec qui il se fâche ensuite* et Cary Grant, acteur avec lequel, à l’inverse, il apprécie ensuite collaborer (Les enchaînés, 1948, La main au collet, 1955, La mort aux trousses, 1959).


Les deux premiers plans qui présentent les personnages en champ-contre-champ les barrent chacun d’une ombre comme s’il s’agissait d’un interdit ou d’un conseil qui leur était adressé, peut-être vaudrait-il mieux ne jamais adresser la parole à l’autre.

Johnnie Aysgarth voyage en première classe avec un ticket de troisième classe. C’est un peu le résumé de son train de vie. Lina fait bien malgré elle la rencontre de cet aigrefin dans un wagon. Il lui demande de l’argent pour payer sa place au contrôleur et, à peine a-t-elle sorti son porte-monnaie, qu’il se sert en piquant directement dedans la pièce qu’il lui manque. Sur les champs de courses, la scène suivante, il est séduit. Plus tard à proximité de l’église, ce qui n’est pas insignifiant, au milieu du paysage désolé et dans une étreinte, le couple est formé mais résiste encore à la tourmente sentimentale qui souffle sur lui. Ce moment pourrait également se révéler comme la pessimiste métaphore de la vie à deux. Enlacé malgré tout, elle l’écarte presque. C’est l’environnement familial de Lina qui la décide (soumise à l’autorité paternelle et craignant l’image de vieille fille qu’elle renvoie à ses parents).

Nous pensions à Hitchcock en voyant Hantise de Cukor (1944), voilà que nous repensons à Cukor devant Soupçons. Dans les deux œuvres, qui n’ont que trois ans d’intervalle, la femme était victime, fusse-t-elle imaginaire, de son mari (Ingrid Bergman trompée par le lumineux stratagème de Charles Boyer). Le mariage, d’après ce que nous disent les deux réalisateurs (ils sont exactement de la même génération), est une institution peu favorable à l’épanouissement d’un amour, plutôt l’occasion facilitée pour l’homme méprisable (ou seulement soupçonné) de plumer sa faible mais riche femme. La demeure conjugale dans Soupçons comme dans Hantise n’est plus le cocon chaud et rassurant qu’elle devrait être mais la prison matérialisée d’une union regrettée et la tanière du criminel. Ainsi, le foyer de Lina et Johnnie est propice aux ombres et aux idées noires…

« Vous croyiez que j’allais vous tuer ou vous embrasser ? »

Hitchcock met en scène le récit du point de vue de Lina dont l’angoisse est grandissante. Les premières inquiétudes naissent lorsque Lina découvre que son séducteur de mari est avant tout un fin hâbleur. Ses soucis entament son bonheur lorsqu’elle apprend qu’il a volé de l’argent à son employeur. Elle le soupçonne enfin quand elle lui trouve un mobile pour assassiner son ami Beaky. D’abord la partie de Scrabble dont les mots trouvés comme « murder » trahissent sa pensée, puis Hitchcock met en images le terrible crime qu’elle imagine (Beaky poussé de la falaise). Dès que ses doutes surgissent, Lina n’est plus en sûreté chez elle. La photographie et le décor recomposent alors l’espace mental de la jeune femme. Partout sur les murs, l’ombre d’une immense toile d’araignée se projette et l’emprisonne (en fait une verrière que jamais l’on ne voit). Parfois le voile du soupçon se lève et d’un coup la clarté rejaillit dans la pièce (Beaky retrouvé). L’idée de la proie à la merci du monstre redouté est d’une part accentuée par une scène géniale où Johnny collecte des renseignements sur le meurtre par empoisonnement auprès d’Isobel Sedbusk (Auriol Lee), auteur de romans policiers (Hitchcock lui-même ? « My villain ? My hero ! »**), et d’autre part à travers la mise en scène éloquente de la séquence suivante (Lina coincée dans son fauteuil ou dans son lit, son mari la tirant par la main dans l’escalier ou la dominant de sa hauteur). La scène du verre de lait est restée célèbre. Là encore, le travail sur la lumière fut minutieux (le verre était éclairé de l’intérieur par une ampoule).

Soupçons s’achève de façon ambiguë. Cary Grant en meurtrier ? Ce que les producteurs de la RKO refusaient d’envisager, Hitch laisse le soin au spectateur d’en décider et laisse surtout dans les esprits la paranoïa s’installer.

* Il dira d’elle qu’elle n’était qu’une marionnette et que son rôle n’avait été rendu cohérent « qu’à coup de ciseaux et de colle ». Bruno Villien, Hitchcock, éd. Colona, coll. « L’œil du cinéma », Paris, 1982, p.146-151.
** B. Villien, Hitchcock, p.146-151.

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