Scarface

Howard Hawks, 1932 (États-Unis)

« QU’ILS AILLENT SE FAIRE FOUTRE.
COMMENCE ET FAIS-LE AUSSI REALISTE,
EXCITANT ET HORRIBLE QUE POSSIBLE »
[1]

Les jours tombent du calendrier à la cadence de la mitrailleuse et tranquillement Tony Camonte impose sa loi. Depuis que le gros Louis s’est fait cueillir, un canon pointé par une silhouette chapeautée, la ville est à feu et à sang. La guerre des gangs fait la une des journaux mais l’homme à la croix sur la joue (Paul Muni) la traverse en sifflotant. Au milieu du film, une fois ramassé la sulfateuse qu’il porte vite comme un bébé à protéger, le monde semble basculer dans sa poche et la blonde de son ex-boss avec.

Comme les gangsters criblent le décor, Hawks parsème l’histoire de moments forts et d’effets de style (ce qui fait mentir l’épure stylistique habituelle de ses films, mais sa carrière en 1932 est encore jeune [2]). La croix apparue annonce la mort imminente de l’homme à abattre comme si l’homme à la cicatrice projetait sa marque sur sa future victime (une croix sur une fiche de bowling, une croix formée par le panneau du croque-mort, les sept croix d’une charpente de tunnel qui sert de tombeau à sept lieutenants de la pègre coincés contre un mur sacrément redécoré). Au dancing Paradise, Tony est attablé et craque une allumette pour sa blonde : soudain, partout les serveurs se précipitent pour stopper un intrépide armé. Dans cette scène, le panoramique est saisissant et la vitesse de la caméra nous surprend autant que la dangereuse intrusion du tueur a pu impressionner les convives dans la salle de restaurant. Tony, lui, invite sa nouvelle fiancée à rejoindre la piste. Dans la même scène, une belle brune de 18 ans (Ann Dvorak) fait quelques pas de danse et, d’un sourire, d’un mouvement d’épaule, de ses yeux, ne manque pas de nous séduire. Elle est Cesca, la sœur du truand balafré : un regard trop doux à la demoiselle et gare à ses arrières.

« Les Borgia vivent à Chicago de nos jours [3]. Notre César Borgia, c’est Al Capone, et sa sœur est incestueuse comme Lucrèce ».

C’est ainsi que Howard Hawks présenta le projet à son scénariste [4], l’écrivain Ben Hecht (la version de Hawks fut ensuite corrigée alléguant que la référence aux Borgia venait en vérité de Hecht et non du réalisateur qui se l’était attribuée). Le caractère incestueux de la relation entre Tony et Cesca Camonte, bien que considérablement effacée sous la contrainte du Hays Office, redevient évident lors des colères du gangster qui ne supporte pas que quelqu’un approche de trop près de sa jeune sœur. Toutefois dans la dernière séquence tous les deux retranchés dans leur appartement (on pense au Jour se lève de Carné, 1939, quand la fusillade avec la police éclate), leur liaison redevient implicite. En outre, la beauté de la brune Ann Dvorak occulte très aisément celle de Poppy [5], la blonde classique qui se trouve au bras de Tony (Karen Morley, elle-même à mille lieux de la beauté mystérieuse et fatale de Lauren Bacall dans Le port de l’angoisse, 1944, ou du Grand sommeil, 1946). On peut citer d’autres seconds rôles, toujours soignés chez Hawks, les seconds couteaux pas commodes qui accompagnent Tony (George Raft en tête), Gaffney le boss du gang adverse (interprété par Boris Karloff) ou l’analphabète délégué au secrétariat. Ce dernier, joué par Vince Barnett, est un innocent (il s’appelle Angelo…), surtout aux côtés des autres crapules. C’est un gamin qui veut jouer aux durs et qui est content de les fréquenter. Sa mort n’en est que plus touchante. Angelo, c’est aussi une ébauche pour les futures figures d’acolytes tant appréciées du cinéaste et souvent source de comédie.

Avec Scarface, par les règlements de comptes en voitures, les vitrines copieusement arrosées, par l’image de Guino Rinaoldo, le malfrat stoïque à la pièce de monnaie (George Raft), Hawks impose les standards du film de gangsters. L’ascension de Tony Camonte est limpide, les situations subtiles. Tout est fait pour nous laisser deviner la suite comme une fatalité à laquelle on n’échappe pas. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, l’introduction révèle tout, à savoir la condamnation sans appel de celui qui va tout obtenir. Même la mère comprend que personne ne peut survivre autour de son criminel de fils. Concernant « le modèle Scarface », dans sa biographie, Todd McCarthy écrit même :

« Scarface reste, comme il l’était en 1932, le dernier mot sur le gangstérisme de Chicago pendant les années vingt, le portrait le plus intelligent et vigoureux de l’ascension et de la chute d’un chef de gang. Comme cela devait se reproduire souvent tout au long de sa carrière, Hawks n’avait fait que le premier film d’un genre donné, mais il avait fait le meilleur » [6].

[1] La phrase est connue. C’est la consigne qu’Howard Hughes, le producteur, aurait donnée à Hawks. Le « Ils » désignerait les membres du Hayes Office garant du Code de censure du même nom. Todd McCARTHY, Hawks, chap. 8 « Durs à cuire : Hughes, Hecht, Hays et Scarface », Institut Lumière, Actes Sud, 1999, p. 173-211.

[2] Ce qui fait dire à Olivier Père, qu’il s’agit bien d’un chef-d’œuvre, « mais également un film paradoxalement peu hawksien » (sur le site d’Arte, avril 2014, consultée en février 2017). Jean-Michel Durafour le précède dans ce constat (« un des films les plus imparfaitement hawksiens »). Mais il va plus loin et parle aussi d’un « échec du retrait hawksien ». J.M. DURAFOUR, Hawks, cinéaste du retrait, Presses universitaires du Septentrion, 2007, p. 254.

[3] Al Capone est le parrain du crime organisé à Chicago de 1925 à 1931. Le self-made-man tombe en octobre 1931 pour fraude fiscale et violation de la loi sur la prohibition, alors que le film de Hawks qui s’en inspire directement sort pour la première fois sur les écrans en mars 1932 (à la Nouvelle Orléans quelques jours avant Chicago et le reste des États-Unis).

[4] Todd McCARTHY, op. cit.

[5] « Héroïne hawksienne type, elle tente de s’affirmer (y compris sexuellement) dans un monde d’hommes, en outre surdéterminé par un puritanisme et un machisme latins. C’est elle qui provoque à plusieurs reprises Rinaldo. Son entreprise est vouée à l’échec dans le contexte : c’est même sa propre mère qui donne l’adresse de Rinaldo à Tony, parfaitement consciente des sentiments malsains que celui-ci nourrit à l’égard de sa sœur. Après le meurtre de Rinaldo, elle saisit la nature profonde de Tony (“Tu ne sais que tout détruire… Tu n’es qu’un boucher…”) mais ne peut le tuer qu’indirectement. Son personnage d’ange de la mort (lorsqu’elle apparaît dans le repaire de Tony, inverse celui, classiquement misogyne, de la femme fatale. Elle est victime de la pathologie de Tony et de la transgression, par Rinaldo, des règles de cet univers puritain et viril. Il l’a finalement acceptée pour ce qu’elle est : une femme et non un objet (tel Poppy). Joël MAGNY, dans le Livret pédagogique élaboré pour le dispositif Lycéens au cinéma.

[6] Todd McCARTHY, op. cit.

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4 commentaires à propos de “Scarface”

  1. Excellente analyse en effet pour ce film que je n’ai pas revu depuis fort longtemps. Un film qui, dans mon souvenir, se tire la bourre avec le Public Enemy de Wellman (1931), y ajoutant une dimension quasi horrifique par la présence sombre de Boris Karloff. Les charmes de l’interdit qui caractérise la liaison entre les Camonte apporte la touche transgressive et sacrilège, a l’instar des activités hautement sulfureuses des activités d’un fameux baron.

  2. Je l’ai vu il n’y a pas très longtemps, j’en garde donc encore un bon souvenir. C’est étonnant comme ce film pose les bases du genre et à quel point il inspirera d’autres réalisateurs. Quelques seconds rôles excellents (Ann Dvorak, Boris Karloff, Vince Barnett) et l’inceste en toile de fond, une des multiples transgressions du film. J’avais relevé comme toi la similitude de la dernière séquence avec Le jour se lève de Marcel Carné, vu assez récemment également.

  3. Une chronique qui tombe à pic, une professeure vacataire nous ayant brièvement introduit il y a quelques semaines ce Scarface dans un cours d’Histoire du cinéma. Hawks pose effectivement là les jalons du film de gangsters, et donne naissance à un classique du genre.

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