La porte de l’enfer (Jigokumon)

Teinosuke Kinugasa, 1953 (Japon)




Célébré lors de sa sortie pour sa beauté plastique et son caractère éminemment exotique, La porte de l’enfer fit, selon la formule consacrée, sensation au festival de Cannes 1954 (présidé alors par Jean Cocteau), où il obtint le Grand Prix, c’est-à-dire l’équivalent de la Palme d’or qui n’existait pas encore ; ce ne fut d’ailleurs pas sa seule récompense puisque le film de Kinugasa Teinosuke fut également récompensé par deux Oscars en 1955 (meilleur film étranger et meilleurs costumes). Ce long métrage eut également l’insigne honneur d’être le premier film japonais à bénéficier de la technique de colorisation Eastmancolor, ce qui ne fut sans doute pas étranger au succès du film auprès d’un public qui avait jusqu’à présent découvert le cinéma japonais uniquement en noir et blanc. Force est de constater néanmoins, que s’il a indiscutablement participé à la popularisation du cinéma nippon en Occident, La porte de l’enfer n’a jamais atteint, malgré des critiques très élogieuses, la renommée et le prestige des films de Kurosawa ou de Mizoguchi. C’est que plus de cinquante ans après sa sortie, les défauts du film apparaissent avec d’autant plus de netteté que certains de ses contemporains ont largement mieux supporté les outrages du temps.

L’histoire est à la fois inspirée, pour son contexte, de faits historiques avérés (rébellion de Heiji) et d’une pièce de théâtre écrite par Kan Kikuchi, un auteur célèbre dans le Japon de l’entre-deux guerres. Au milieu du XIIe siècle, le pays connaît de sérieux troubles politiques. Les deux plus grands clans du Japon, les Taira et les Minamoto, s’affrontent dans une guerre civile fratricide. Les Taira, inquiets de la montée en puissance de leurs rivaux, cherchent à s’allier à l’empereur retiré Go-Shirakawa, qui avait auparavant abdiqué en faveur de son fils. Mais alors que Taira no Kiyomori, le principal chef du clan Taira, s’était éloigné de la capitale à l’occasion d’un pèlerinage, les Minamoto, alliés aux Fujiwara, en profitent pour enlever l’empereur retiré et son fils et s’arroger ainsi nombre de privilèges. Kiyomori s’empressent alors de revenir à Kyoto et de régler le sort des rebelles à l’occasion d’une répression impitoyable. Le film débute sur ces événements. Alors même que les proches de l’empereur sont aux abois, l’un des chambellans propose qu’une servante prenne la place de la sœur de l’empereur afin de tromper l’ennemi. La jeune Kesa, dame de compagnie de la princesse, se porte volontaire. Elle quitte donc le palais impérial, escortée par un poignée de samouraïs et poursuivie par les rebelles. Hélas, l’un des guerriers de son escorte, le bouillant Moritô, tombe éperdument amoureux de Kesa, au point d’en perdre tout sens commun et de bafouer les règles élémentaires de la bienséance, car hélas pour lui, Kesa est déjà mariée à un autre samouraï, Wataru.

Si le scénario du film peut paraître simpliste, il s’inscrit néanmoins dans une certaine logique culturelle, après tout, nombre de films relevant du chanbara (l’équivalent japonais de nos films de cape et d’épée) ne disposent guère de scénarios plus élaborés. Mais en réalité, bien qu’il puisse au premier abord tromper le spectateur, La porte de l’enfer relève davantage de la tragédie, les combats n’occupant que le premier quart d’un film qui se désintéresse très rapidement de son contexte historique, n’en gardant que la toile de fond ; comme un substrat nécessaire mais finalement secondaire au regard de ce qui intéresse le réalisateur. Kinugasa se focalise plutôt sur le triangle Kesa, Moritô, Wataru avec cette histoire d’amour contrarié, à la fois pesante et dérangeante. Par sa violence et son refus de respecter les sentiments de Kesa, sa volonté farouche d’aller à l’encontre des règles établies et de la bienséance, sa passion démesurée et hors de propos, Moritô apparaît comme un personnage foncièrement antipathique et excessif. Il est d’autant plus déplaisant que Wataru est un homme à la fois cultivé, posé et mesuré, mais surtout profondément épris de sa femme, elle-même à la fois fragilisée par sa position de femme dans une société fortement machiste, mais également victime de ce qui apparaît comme un véritable harcèlement. C’est cette fragilité de la condition féminine que le réalisateur met en exergue et qui ne cesse de s’imposer douloureusement au spectateur. C’est à la fois beaucoup et peu pour un film qui repose finalement trop sur ses qualités formelles.

La grande réussite du film vient essentiellement du travail sur la photographie et sur la scénographie, Kinugasa travaille en effet à la manière d’un peintre impressionniste, composant par touches successives de magnifiques tableaux auxquels le procédé Eastmancolor donne un cachet tout particulier, voire un charme suranné, à condition de passer outre certains décors de studios un brin désuets et les scènes de combats pas forcément chorégraphiées avec le talent et la maîtrise dont feront preuve plus tard nombre de films de samouraïs. Mais la véritable faiblesse du film, c’est d’être bien trop théâtralisé dans son interprétation, les deux acteurs principaux surjouant en permanence et ne laissant que rarement l’émotion transparaître dans leur jeu. La folie de Moritô en devient ainsi presque outrancière, voire tragi-comique. L’interprétation de Kesa est à l’avenant, c’est-à-dire tout aussi artificielle, Machiko Kyo (pourtant une actrice renommée) affichant en permanence un petit air affecté qui finit par agacer le spectateur. Cette tendance, héritée du théâtre traditionnel japonais, s’explique parfaitement dans le contexte de l’époque, mais elle confère au film une certaine lourdeur qui aujourd’hui apparaît singulièrement datée.

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Une réponse à “La porte de l’enfer (Jigokumon)”

  1. C’est vrai que les critiques à l’époque semblent couvrir le film d’éloges et soulignent la beauté visuelle des images et la profusion des couleurs. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, Jean de Baroncelli écrivait dans Le Monde « Que La Porte de l’enfer, de Teinosuke Kinugasa, qui a remporté la Palme d’Or au dernier Festival de Cannes, constitue le plus beau spectacle cinématographique l’on puisse voir en ce moment à Paris, il me paraît difficile de le nier. » Le même évoque « La bizarrerie somptueuse des costumes », « la délicatesse des coloris », un grand « plaisir esthétique »…

    (je note au passage qu’il est étrange de trouver la mention de Palme d’or dans ce texte, alors qu’elle n’est décernée pour la première fois qu’en 1955 ; peut-être une liberté prise par les distributeurs dans le dossier de presse du film qui est sorti dans une version restaurée le 2 septembre 2015 -et dans lequel je trouve reproduite la note de ce journaliste- afin que l’on comprenne bien que Kinugasa reçut la plus haute distinction)

    Probablement, la version restaurée du film et le grand écran doivent en donner une meilleure idée. Mais ce n’est cet aspect là du film qui m’a le plus séduit. Moi j’ai bien aimé l’histoire simple et ses relations tourmentées. Cette obsession amoureuse d’un homme, un samouraï, avec une femme mariée et le décors (plus que le contexte finalement) médiéval me font d’ailleurs faire un lien avec Rashomon (1950) dans lequel joue justement Machiko Kyô. Elle a, dans le très beau film de Kurosawa, un rôle tout opposé : alors que « le bouillant Moritô » l’indispose dans La porte de l’enfer et qu’elle cherche à se dérober, elle est au contraire vaniteuse dans Rashomon et, si je me rappelle bien, attise l’amour des deux guerriers qui se la disputent.

    En revanche, il y a une chose qui m’a un peu gêné avec Machiko Kyô. On ne croit pas en sa beauté. Elle a un visage fermé et elle est apprêtée d’une manière à laquelle je ne suis pas très sensible (différemment en tout cas que dans Rashomon ou même Les contes de la lune vague après la pluie de Mizogushi, sorti l’année d’avant en 1953). Et dans un film où elle est censée renverser le cœur des hommes qu’elle croise, cela peut paraître gênant.

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