Le pianiste

Roman Polanski, 2002 (France, Pologne, Royaume-Uni, Allemagne)




SURSUM CORDA


Roman Polanski reprend le récit autobiographique de Wladislaw Szpilman qui, des premiers bombardements de 1939 à la libération de la ville par les Soviétiques en janvier 1945, demeure, se réfugie et survit à Varsovie. A travers le pianiste magnifiquement interprété par Adrien Brody, Polanski témoigne rigoureusement du quotidien des juifs à partir des premières mesures antisémites jusqu’à la destruction de la capitale décidée notamment par le docteur nazi Ludwig Fischer, plusieurs fois mentionné dans le film. Cet enfermement dans la ville [1] n’empêche pas non plus le cinéaste d’évoquer par les mots, bien sûr, mais aussi par l’image, l’horreur planifiée des camps d’extermination.

Si les premières notes entendues sont celles de la Nocturne en ut dièse mineur de Chopin (op. 20) que joue Waldek Szpilman pour la radio polonaise, elles sont brusquement couvertes par l’explosion des bombes qui tombent du ciel. Chopin, incarnant en quelque sorte l’âme de la Pologne, est ainsi contraint au silence par les nazis. Ensuite, la musique jouée au piano ne paraît que par extraits et s’estompe comme un souvenir (dans le dernier appartement qui sert de cache à Waldek, alors que le moindre bruit peut le trahir, le pianiste joue au-dessus du clavier, la musique en off ; dans l’hôpital à nouveau, épuisé et sans instrument, ses doigts encore se rappellent mais le son cette fois est bref et diffus). Il faut attendre un long moment avant d’entendre une autre pièce en son entier. C’est une autre œuvre de Chopin, la Ballade n°1 en sol mineur (op. 23), et c’est un nazi, le capitaine Wilm Hosenfeld (Thomas Kretschmann), qui demande à Szpilman de rejouer. De cette façon, loin des figures nazies ignominieuses dépeintes dans le film (violence gratuite de soldats qui profitent de leur supériorité), Hosenfeld [2] ramène Szpilman à la vie grâce au piano, mais surtout en le cachant un moment et en lui apportant à manger.



En dehors des bombardements et des fusillades, un autre son meurtrier retentit dans le ghetto. C’est la sirène du train. On l’entend au loin lorsque les juifs sont parqués, Szpilman et sa famille avec eux, avant la première grande déportation de l’été 1942. A cet endroit, Polanski cite aussi le monologue de Shylock du Marchand de Venise de Shakespeare. Il fait ainsi allusion à l’interprétation humaniste qui a été faite du passage (l’appel du juif après la sentence) et fait tout autant référence à Lubitsch qui, avec To be or not to be, signait dès 1942 un chef-d’œuvre grave et comique sur l’occupation allemande en Pologne [3]. Un train apparaît bien à l’image la scène suivante, avalant dans ses wagons tous les juifs que les soldats y poussent. Le pianiste, lui, est rejeté sur le quai. Le sort a décidé qu’il survivra seul à Varsovie.

Un plan revient, celui d’une statue que Polanski ne montre jamais réellement et qui semble pointer quelque chose du doigt : une avenue de Varsovie en 1939 (la première occurrence est un document d’archives qui établit avec l’Histoire un lien tout aussi direct que l’autobiographie qui nourrit le scénario), puis un cortège militaire durant l’occupation, et l’avenue détruite, la statue renversée. Cette statue est celle d’un Christ portant sa croix. Elle se situe devant l’église de la Sainte-Croix qui, bien que tenue à l’écart de tout cadre, revêt pour deux raisons une singulière importance. En effet, c’est dans un pilier de cette église qu’a été scellé selon ses vœux le cœur de Chopin. Après la guerre, le Christ est relevé et, en définitive, si l’on fait de Chopin le symbole d’une identité nationale, jamais ce que le peuple polonais a caché au plus profond de son être n’a été pris ni détruit par les nazis [4]. En outre, l’église de la Sainte-Croix se trouve sur le faubourg de Cracovie (Krakowskie Przedmieście). Or Polanski a vécu à Cracovie et, enfant, y a connu le ghetto. Si la situation de l’église est fortuite, ce rappel autobiographique implicite a certainement présidé, comme le cœur du compositeur, au choix du lieu.



Les plans sur les ruines de la capitale et sur le désespoir de Waldek étant suffisants, plus habile que Spielberg sur le sujet [5], Polanski laisse l’indicible hors champ. Durant le final, accompagné par l’orchestre symphonique de Varsovie, le pianiste sauvé affirme la dignité retrouvée de son peuple à travers la Grande polonaise brillante. L’homme et son art ont survécu et, durant l’allegro molto, les cœurs peuvent enfin s’élever.





[1] Polanski, « cinéaste de l’enfermement » : Répulsion (1966), Le locataire (1976), La jeune fille et la mort (1995), Carnage (2011)…

[2] A l’instar d’Oskar Schindler, Hosenfeld a reçu le titre posthume de « Juste parmi les nations ».

[3] A propos de comédie, Polanski n’oublie d’ailleurs pas « l’humour juif » et, dans une courte scène, donne un petit rôle d’amuseur à Popeck. On ne peut plus tout à fait parler de comédie, mais il me semble que Polanski joue avec une ironie triste et cruelle durant tout le film : la tentation du piano quand la survie exige le silence, un hôpital détruit et vidé servant de refuge, un manteau nazi pour avoir chaud et qui, face aux Alliés, manque de tuer Waldeck…

[4] On pense alors à La piel que habito d’Almodóvar (2010) et à l’impossibilité pour le bourreau de soumettre tout un peuple au point de transformer son identité profonde.

[5] Loin des polémiques suscitées par les partis pris de La liste de Schindler (1993) et par le spectacle de la guerre dans Il faut sauver le Soldat Ryan (1998).

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5 commentaires à propos de “Le pianiste”

  1. Etre Juif en Pologne n’était pas chose simple, et cela même sans évoquer la Pologne occupée.
    Certains Polonais, comme beaucoup d’Européens, avaient une tendance antisémite, je ne dis pas tous, loin de là, et l’arrivée des Nazis l’a prouvé.

    En tout cas, ces derniers ont montré qu’ils n’aimaient pas les Polonais. Nonobstant la haute culture polonaise, ils les tenaient pour quantité négligeable et leur déniaient toute intelligence et tout raffinement artistique, ce contre toute évidence. Alors, on imagine ce que pouvait être le sort d’un Juif polonais !

    Ce n’est pas un hasard si Auschwitz-Birkenau (Oswiencim) et d’autres camps d’extermination ou de concentration se situaient sur le territoire polonais.
    Hans Frank, le Gauleiter hitlérien, s’est comporté avec la dernière cruauté avec les Polonais aussi bien qu’avec les Juifs, qu’ils aient été des Polonais ou les nationaux d’autres pays européens.

    Le film, qui nous mène du Ghetto de Varsovie à la ville entièrement détruite, et aussi de l’invasion allemande jusqu’à l’après-guerre, a le mérite de rappeler que Juis et Polonais eurent à souffrir de l’esprit mortifère, de la folie meurtrière et de la volonté d’anéantissement des Nazis. Car ce ne fut pas seulement le Ghetto qui fut détruit après la révolte juive de 1942 mais aussi la capitale polonaise elle-même, à l’extrême fin de l’occupation, quand les Russes qui se trouvaient de l’autre côté de la Vistule mais qui étaient aussi anti-Polonais que les Allemands, gardèrent l’arme au pied et laissèrent faire cette destruction.

  2. Petit correctif : en relisant mon commentaire précédent, je remarque une erreur chronologique ; c’est en janvier 1943 que les SS ont pénétré dans le Ghetto de Varsovie pour le détruire, mais devant le peu de résultats, Himmler a dépêché sur place Jurgen Stroop qui fera un carnage dans l’enceinte du Ghetto en révolte, dans un combat acharné avec les Juifs, rue par rue, immeuble par immeuble, qu’il fera systématiquement raser ; le reste des habitants du Ghetto sera déporté ; pour ses crimes, Stroop sera condamné en 1947 au même sort que les accusés de Nuremberg. Jugé une première fois à Dachau par un tribunal américain et condamné à la peine capitale en 1947, Stroop sera livré aux Polonais et verra cette décision confirmée par ces derniers en 1951.L’exécution aura lieu en 1952.

  3. Il est d’ailleurs intéressant de visionner plusieurs films pour se faire une idée des souffrances endurées d’une part par les Juifs et d’autre part par les Polonais depuis l’invasion du 1er septembre 1939. On ne saurait oublier les préliminaires de la guerre, et il faut évoquer alors Le tambour de Volker Schlöndorff (1979) qui nous plonge dans l’atmosphère assez particulière de la ville de Dantzig (aujourd’hui Gdansk), où vivait une importante communauté germanophone, lointaine survivance de l’époque où les commerçants allemands et les Chevaliers Teutoniques colonisaient la Prusse Orientale et les bords de la mer Baltique.

    On ne saurait oublier non plus la première phase de la guerre, conséquence des accords germano-russes sur la partition de la Pologne, et l’on pense au film d’Andrzej Wajda, Katyn (2007), avec les massacres d’officiers polonais par les Soviétiques, crimes qui seront exploités plus tard par les Nazis lorsque l’Allemagne lancera l’opération Barbarossa contre l’URSS. On pense aussi au Roi des Aulnes, autre film de Schlöndorff (1996), d’après le roman éponyme de Michel Tournier, où l’on peut voir longuement le célèbre château-palais des Teutoniques, Marienburg (Malbork), transformé en caserne par les Nazis. Inévitablement, il faut évoquer le film américain de Jon Avnet : 1943, l’ultime révolte (Uprising, 2001), qui conte l’épopée des hommes qui furent à l’origine du soulèvement du Ghetto de Varsovie contre les bourreaux hitlériens. On ne peut méconnaître le téléfilm italo-polonais de Giaccomo Battiato intitulé Karol (2005), l’homme qui devint Pape, qui fait le portrait du futur Souverain Pontife Jean-Paul II, et qui nous le fait découvrir dans sa jeunesse étudiante à Cracovie, au moment de l’invasion allemande.

    Tout cela fait un utile complément cinématographique au film de Roman Polanski, qui, je le rappelle nous mène jusqu’à la fameuse insurrection de Varsovie d’août à octobre 1944 (à ne pas confondre avec la révolte du Ghetto). On voit ainsi que de la ville comme du Ghetto les Allemands eurent l’obsession de faire des champs de ruines, mais que les fiers Polonais surent toujours refuser de courber l’échine et surent combattre dans la dignité pour recouvrer leur honneur, et ce malgré les pires adversités. C’est justice que tant de grands cinéastes leur aient rendu ce témoignage par d’inoubliables longs métrages.

  4. Qu’un pianiste – Wladislaw Szpilman, « un beau nom pour un pianiste », dit l’officier allemand mélomane qui lui permet d’échapper aux dernières menaces que l’armée d’occupation avait fait peser sur la Pologne, ses habitants, sa capitale, et plus encore sur les citoyens polonais d’origine juive -, qu’un pianiste juif donc ait pu survivre au bain de sang dans lequel fut plongé le pays de 1939 à la fin de 1944 et même pour certaines zones comme Konigsberg jusqu’en avril 1945, cela est un miracle, mais le film montre bien la somme de complicités et de protections dont il a pu bénéficier, et ce alors même qu’il était menacé comme tous les membres de sa famille et comme tous les Juifs. Il doit à ces aides d’un moment et à sa propre volonté de survie d’avoir pu s’en sortir, et comme artiste, il a pu traverser les épreuves de la même façon, en effet, que cette statue du Christ portant sa croix qui ornait le devant de l’église Sainte-Croix dans l’enceinte de laquelle se trouvait l’urne contenant le cœur de Frédéric Chopin. Les Varsoviens prirent soin de mettre cette « relique » à l’abri pendant le conflit, et bien leur en prit car l’église fut le témoin et la victime de la révolte des habitants de la capitale polonaise contre les Allemands en 1944. Il n’en restait plus rien qu’un amas de pierres après les représailles nazies, et seule la statue du Christ renversée émergeait encore des décombres.

    Au lendemain de la guerre, grâce aux efforts des autorités, aux plans des constructions, photos, archives et autres documents que l’on avait pu conserver et grâce aussi à certaines peintures de Bernardo Belloto, neveu de Canaletto, on put reconstruire les grands édifices et bâtiments à l’identique et avec un goût sûr, et le « cœur » de Chopin retrouva sa place dans la nef de l’église Sainte-Croix, dans l’un des piliers de gauche.

    Roman Polanski a su ainsi rapprocher ce qui a sans doute le plus d’importance pour les Polonais et ce qu’ils avaient le plus à cœur de conserver dans la tourmente : la foi catholique, les souvenirs de Chopin, et aussi la vie de ses interprètes, dont ce pianiste juif de grande qualité, Wladislaw Szpilman, né en 1911 (quelques mois après la mort de Gustav Mahler), devenu le pianiste attitré de la Radio polonaise en 1935, compositeur à ses heures et auteur d’un livre de souvenirs intitulé : La mort d’une ville. Szpilman est décédé en juillet 2000, et c’est deux ans après sa disparition que Polanski a raconté l’histoire de cette partie la plus dramatique de sa vie sur la pellicule.
    François Sarindar

  5. Les détails que vous livrez sur Sainte-Croix sont intéressants. Peut-être auriez-vous une référence bibliographique à nous donner ? Ou plus généralement sur la Pologne durant la guerre (j’imagine qu’il doit y avoir quantité d’écrits sur la question) ?

    Dans Le Monde, Jean-Luc Douin a parlé de la confusion de Katyn de Wajda (le 31 mars 2009) et Libération a tenté de mettre fin à la polémique que le film avait soulevée (le 20 avril 2009 ; l’article est signé Jean-Charles Szurek, auteur avec Annette Wieviorka de Juifs et Polonais (1939-2008), paru la même année). Voir aussi l’article d’André Larané sur Herodote (Katyn, un film qui dérange).

    Par ailleurs, le rappel du crime de guerre perpétré à Katyn a tenu à cœur à Wajda (résistant durant la guerre et anticommuniste) car c’est la deuxième fois qu’il aborde le sujet au cinéma. La forêt de Katyn co-réalisé avec Marcel Lozinsk a été produit en 1982.

    Il n’est pas inutile de préciser cela puisque Wajda fait partie des cinéastes renommés de l’école de Lodz, comme Polanski, et que ce dernier l’apprécie grandement (Alexandre Tylski en parle à plusieurs reprises dans la biographie qu’il laisse sur roman-polanski.net). De plus, Generation (1955), le premier film d’Andrzej Wajda, traitait déjà de la résistance et de la survie à Varsovie durant la guerre. Même si l’avis n’est pas très positif, voir la notice qu’en laisse Nachiketas Wignesan sur Kinok.

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