Parasite

Bong Joon-ho, 2019 (Corée du Sud)

Avec la lente mais sûre incrustation d’une famille de pauvres chez une famille de riches dans la ville de Séoul, Bong Joon-ho fait de la fracture sociale sud-coréenne, déjà traitée ailleurs dans sa filmographie, le contexte essentiel d’une tragi-comédie baroque absolument maîtrisée. Depuis l’entre-sol insalubre d’une famille de chômeurs jusqu’au foyer aisé des Park, Bong Joon-ho file la métaphore du parasite, et l’on pourra considérer le parasitisme de différents points de vue*, jusqu’à un point d’orgue caractéristique du cinéma de son compatriote Park Chan-wook, mais plus inhabituel chez lui. Servant l’idée maîtresse des inégalités nocives pour tous entre les classes de population, le réalisateur de Memories of murder (2003) livre une représentation spatiale classique, mais superbement mise en scène, qui repose sur la verticalisation des privilèges et le refoulement des modestes.

La capitale sud-coréenne est pensée comme Metropolis de Lang (1927) et reproduit dans sa forme cette logique implacable : plus le citadin est haut, plus il domine. Ainsi, la première fois que le spectateur découvre la luxueuse habitation des Park, c’est en compagnie du fils Kim Ki-woo (Choi Woo-shik) qui entend proposer des cours d’anglais rémunérés à la fille aînée Da-hye (Jeong Ji So). Il quitte un foyer pour un autre en un plan, un simple raccord de mouvement, comme si les domiciles, le sien et celui de ses futurs employeurs, avaient été voisins. Tout ce que la réalisation donne à voir de la géographie des lieux est une légère pente ascendante qui longe la demeure sécurisée jusqu’au portail d’entrée. Bien qu’elle place la villa déjà un peu plus haut que le quartier habité par la famille de Ki-Woo, cette pente ne donne pas une idée juste de la distance, ni de la hauteur qui sépare les deux foyers.

Cette hauteur, le spectateur en prend la mesure bien plus tard, quand la tragédie aura éclatée lors de cette époustouflante séquence d’orage et en particulier quand une partie de la famille Kim fuit et regagne son trou dans les bas-fonds de la ville. Bong Joon-ho multiplie alors les plans sous une pluie diluvienne : de très longs escaliers descendus, toujours plus de paliers franchis et cela au point de faire de la mégapole un véritable mille-feuilles. La stratification sociale passe donc par une stratification urbaine, mais également architecturale. En effet, chez les Park, la villa est organisée sur plusieurs niveaux et dans les pièces les plus basses et les plus sombres, il est facile de s’y faire oublier. On pourrait même parler d’une stratification par le mobilier, ce que souligne en tout cas la composition des images, quand il s’agit pour les intrus de disparaître sous les  canapés ou la table d’un salon design. Dans l’entre-sol où habitent les Kim, il est aussi significatif de voir Ki-woo et sa sœur Ki-jung (Park So-dam) chercher du réseau en levant leur téléphone au plafond et finalement le trouver après avoir monté les trois marches de la salle de bain… tout près des toilettes. Au sol, il n’y a rien. Les services auxquels cette famille peut avoir accès sont plus haut, la connexion au monde comme l’évacuation des toilettes.

Le réalisateur du Transperceneige (2013) reprend la fragmentation extrême de la société où ne coexistent dans des espaces ultra-cloisonnés que les modestes et les privilégiés. « Dans le monde réel, les familles Ki-taek et Park ne risqueraient jamais de se croiser. Le seul point de convergence entre les classes est autour de l’emploi, lorsque l’une est engagée en tant que domestique au service de l’autre », ce que précise le réalisateur dans le dossier de presse. En fait, un portail en fer, un escalier, un écran de surveillance ou une porte dérobée, tout ici sépare et partout les frontières apparaissent entre les personnes de classes sociales différentes. M. Park, le père de famille et jeune PDG dynamique (Lee Sun-kyun), dit d’ailleurs à sa femme (Cho Yeo-jeong) qui acquiesce : « Je ne supporte pas les gens qui franchissent les lignes », autrement dit le couple apprécie les personnes qui restent à leur place et demeurent dans l’espace réservé à leur condition.

Bong Joon-ho place toutefois un franchissement de ligne assez subtil et auquel nous ne pensions pas, celui de l’odeur remarquée de M. Ki-taek (l’inénarrable Song Kang-ho). Si en tant que tout nouveau chauffeur des Park, M. Ki-taek connaît les limites à ne pas dépasser avec son employeur, il ne contrôle pas son odeur. Celle-ci, corporelle ou celle d’une lessive bon marché, parvient à plus d’une reprise dans le film jusqu’au nez sensible des Park. Les remarques faites à ce sujet rappellent bien des situations concernant des populations discriminées, ou même la simple expression d’un dérangement occasionné par les étrangers**. Bong Joon-ho nous montre des pauvres tenus à l’écart des quartiers aisés, soit, mais aussi, quand « des limites » sont franchies, des pauvres devenus indésirables.

L’absence de classe moyenne et l’absence de brassage d’une part, la défiance des uns envers les autres d’autre part, ne peuvent qu’être favorables à un éclatement de violences. La fin est grandiloquente et sanglante et, à grand renfort de ralentis et de musique, Bong Joon-ho préfère pousser le spectacle de la violence à son paroxysme. Lui aussi franchit peut-être là une limite mais laissons cela. Avant de profiter de son hôte (de l’argent du riche pour les Kim, du travail du pauvre pour les Park, d’une place géostratégique pour les Américains présents en Corée), le parasite commence par le visiter et donc par franchir un seuil (en rapport avec ces pénétrations chez autrui, on peut noter au passage la perméabilité des Park au soft-power occidental, influence aussi insidieuse que le mouvement des Kim rampant dans les ombres de la villa). Bong Joon-ho trouve par cette métaphore une autre façon de questionner les divisions coréennes dont son cinéma ne fait que parler : du partage des deux Corée et de la main mise américaine fractionnant la société (The host, 2006), de la division politique entre ville et campagne (Memories of murder ou Mother en 2009) et plus singulièrement cette fois d’une fracture sociale qui s’annonce fatale au cœur même du pays.

* Voir sur ce point, la critique de Stéphane Du Mesnildot parue dans les Cahiers du cinéma, n°755, mai 2019, p. 22.
** Je me rappelle avoir étudié à la fac un extrait des Carmina de Sidoine Apollinaire (Vème siècle), dans lequel l’auteur trouvait insupportables les Wisigoths à cause de leur odeur d’ail. Plus près de nous, on pensera sans peine au « bruit et l’odeur » du discours de Chirac.

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