Melancholia

Lars von Trier, 2011 (France, Danemark, Suède, Allemagne)

Quel étrange hasard a présidé en cette année 2011 à la coïncidence de deux films si différents, si complémentaires, proches par leur démesure ? Astre lumineux de Tree of life (Malick, 2011), astre obscur de Melancholia, chacun de ces films explore la sensibilité de son auteur sans éclipser l’autre ; chacun va aussi jusqu’à exprimer une vision existentielle mûrement réfléchie, s’éloignant ponctuellement de ses personnages pour aller capter une certaine vérité jusqu’aux tréfonds de l’univers.

Si le film de Terrence Malick demande à son protagoniste de lever les yeux pour s’inspirer du mouvement ascensionnel que connaît l’univers à l’échelle des siècles, celui de von Trier contraint quant à lui ses personnages à regarder bien en face une autre vérité physique et implacable, celle de notre mortalité. Son film n’est pas sans défauts, ce qu’il reconnaît volontiers dans ses interviews 1. Mais il reste un des plus efficaces memento mori qu’il nous a été donné de voir dans les arts, l’embrasement final des personnages de Melancholia, témoins de la fin de la vie, laissant dans le cœur du spectateur un véritable vide, une amère conscience de la vanité de vivre et d’espérer.

La mélancolie, mal déjà théorisé dans l’Antiquité, trouve son origine dans l’homme et hors de lui. La melan-cholia désigne la « bile noire » en grec. Elle est une des quatre humeurs décrite par Hippocrate, puis Galien. La trop grande abondance de ce fluide en l’homme rompt son équilibre pour le faire entrer « en une humeur noire, en un chagrin profond ». Mais la mélancolie est aussi un mal que les astrologues ont associé à une planète, Saturne : c’est l’influence de cet astre qui assombrit l’humeur des infortunés tombés sous son ascendant.

Tels les Saturniens doivent souffrir et tels
Mourir […] 2

Lars von Trier s’inspire de cette seconde explication, associant l’incapacité à vivre de son héroïne (Kirsten Dunst) à l’influence non de Saturne, mais de Melancholia, planète longtemps cachée par le soleil, qui s’apprête à rencontrer la Terre sur son orbite et à l’absorber en elle. Le réalisateur danois s’inscrit aussi dans une certaine tradition en associant mélancolie et génie.

L’autre particularité du mélancolique est en effet sa capacité à réaliser ponctuellement des actions ou des œuvres géniales, entre deux longues périodes de désespoir – Aristote dans ses Problèmes se demande déjà « pourquoi tous les hommes qui ont particulièrement brillé en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts sont […] des mélancoliques ». L’héroïne de la première partie, Justine (Kirsten Dunst), se voit ainsi poursuivie par son employeur le soir même de son mariage. Celui-ci lui présente une horrible photo publicitaire et la défie de trouver un slogan dans la soirée, à l’affût d’une soudaine illumination dans l’esprit de la jeune femme. Mais Justine proposera finalement à son cynique employeur le slogan « Rien », ce mot convenant à la fois pour résumer toute la personne de l’homme puissant qui l’a engagée, mais aussi la démarche de l’héroïne qui dépeuple sa vie dans la première heure du film.

Le film de Lars von Trier, découpé en deux parties, sera donc une réflexion sur la dépression (terme plus clinique et prosaïque pour la mélancolie) et sur la création, plus précisément la création artistique. Comment parvenir à entreprendre une œuvre lorsque notre esprit est tout entier occupé par le constat paralysant de notre propre finitude ? Et quelles œuvres retenir lorsque le monde est en passe de s’achever ?

Les yeux grands ouverts :
quelle valeur accorder à la démarche artistique dans la perspective de notre propre mortalité ?

La structure de Melancholia est bipartite. La première partie du film narre le mariage de Justine, organisé par sa sœur Claire. La seconde montre les derniers jours vécus par les deux sœurs avant la fin du monde, du point de vue de Claire. Le film s’ouvre sur une série de visions, en d’étranges tableaux, représentant les derniers instants vécus par les protagonistes. Le thème musical (Tristan et Isolde de Wagner) est associé à cette apocalypse, et il servira dans la suite du film à constamment nous rappeler que les personnages à l’écran vont tous mourir.

Le spectateur doit dans la première heure adopter le point de vue de Justine pendant son mariage, conscient avec elle de la vanité d’un tel engagement face à l’imminence de la fin du monde. Tout semble pourtant coïncider pour que ce mariage soit une réussite : les invités appartiennent à la haute société, le lieu choisi pour la fête est somptueux, l’époux est tendre et compréhensif. Mais Justine sera incapable de représenter face au public le spectacle social de son bonheur conjugal. Cette première partie rappelle l’ambiance de Festen (Thomas Vinterberg, 1998) lorsque Claire refuse la représentation sociale, pourtant plongée au centre d’une cérémonie qui ne tient que grâce au spectacle du bonheur. Cette première partie, un peu expéditive dans sa satire de la bonne société, semble avant tout destinée à montrer comment l’héroïne décide de faire le vide autour d’elle, montrant la vanité de nos ambitions, de nos travestissements en société (Justine démissionne, quitte son époux…).

Restent quelques instants très intrigants toutefois dans ce début de film. Par exemple celui où Justine, terrorisée par sa connaissance extralucide de la fin du monde, se réfugie dans la somptueuse bibliothèque de son beau-frère. Des livres d’art sont ouverts sur des présentoirs comme autant de cartes de visite assurant les hôtes de cette demeure que le maître de maison est un initié : des œuvres contemporaines, abstraites et elliptiques comme il se doit, sont offertes à la vue du spectateur. Dans une précipitation panique, Justine remplace les livres de son beau-frère par d’autres, ouvrant leurs pages sur des illustrations de tableaux extrêmement connus (de mémoire, deux Bruegel, un Caravage, un Klimt…). Puis elle sort dans la même précipitation. Que comprendre de cette scène inexpliquée ? Peut-être que l’art – car Melancholia est un film sur l’art – n’est pas une carte de visite, qu’il n’est ni un instrument de succès, ni quelque chose qui se possède. C’est un retour à l’essentiel que l’héroïne initie avec ce geste de sélection.

Justine sera là dans la seconde partie du film, mais elle affichera une totale indifférence face à l’imminence de la fin du monde. Un personnage qui ne se projette pas dans l’avenir par un sentiment (peur, espoir, désir de vengeance) peut difficilement incarner tout le tragique de la fin de la vie, d’où le changement de protagoniste dans la seconde partie de Melancholia. Ce sera désormais Claire (Charlotte Gainsbourg 3), attachée à la Terre par des désirs matériels (son incroyable demeure, ses fleurs), par son rôle d’épouse et de mère, que le cruel réalisateur choisira de cadrer jusque dans ses dernières tentatives absurdes pour tenter de faire comme si le monde allait survivre à la rencontre funeste de Melancholia.

Justine, que l’on peut considérer comme une allégorie du pessimisme existentiel de Lars von Trier, sera là pour priver Claire de tout divertissement face à la catastrophe qui va avoir lieu. Lorsque Claire propose de passer leurs derniers instants de manière agréable, Justine lui assène d’impitoyables sarcasmes (« Un verre de vin ? Pourquoi pas la 9ème de Beethoven ? »). Il nous faut avec Claire regarder bien en face la mort d’elle-même, de son fils, et de toute vie. L’art et le plaisir ont une présence éminente dans Melancholia, mais ils n’ont jamais la valeur d’accessoires, de dérivatifs.

Une autre œuvre jamais évoquée dans le film, mais que le titre Melancholia rappelle inévitablement, est cette fameuse gravure de Dürer : un ange y soupire entouré mystérieusement d’instruments de mathématiques, de figures géométriques, d’un carré magique. Une interprétation qui en a été donnée liait la tristesse du personnage aux découvertes que la science avait apportées à la Renaissance : Copernic prouve au monde que la Terre et l’homme, la créature chérie du Créateur, ne sont pas au centre de l’univers, que les astres ne tournent pas autour de nous comme pour nous gratifier du spectacle de leur orbite. Claire ressemble à cette allégorie de Dürer lorsqu’elle se saisit d’un cerceau conçu par son fils pour vérifier si l’astre qui menace la Terre s’éloigne ou se rapproche de nous. Cet instrument scientifique archaïque achève de la plonger dans la détresse lorsqu’elle prouve par l’expérience que la vie s’apprête à disparaître. La science, domaine dont l’homme s’enorgueillit, lui donne seulement en dernier lieu la preuve de la fragilité de notre existence. Reste l’art seulement, uniquement toléré par Lars von Trier lorsqu’il exprime cette triste lucidité.

Le dernier plan sur la destruction des protagonistes et de la planète entière donne un exemple rare d’effets numériques ajoutant de la valeur à un film, au milieu de toutes ces sorties cinématographiques estivales où les effets spéciaux ne figurent que des boursouflures incapables de dissimuler le manque de créativité et de rigueur de leurs créateurs : la dernière image, portée par un vacarme toujours plus assourdissant, accable le spectateur soudain abandonné devant un écran noir, dans le silence.

Lars von Trier rappelle que l’art n’est ni un divertissement à la pensée, ni une carte de visite pour membres choisis du sérail : les tableaux esthétisés des premières minutes du film, l’extrait de Tristan et Isolde de Wagner répété encore et encore trouvent leur place dans cette œuvre intègre en illustrant d’une manière sensible, non intellectuelle, son propos désespéré.

1 « Je ne sais pas… Quand je le regarde, j’ai l’impression que le film est terne. Quand je le regarde, je l’aime bien , mais… » Cahiers du cinéma n°669, juillet-août 2011.

2 Verlaine, Poèmes saturniens, vers liminaires.

3 Charlotte Gainsbourg impressionne dans sa capacité à s’imaginer dans cette situation si difficile à concevoir, celle de la fin de notre monde.

8 commentaires à propos de “Melancholia”

  1. Melancholia imaginativa ? Melancholia rationalis ? Melancholia mentalis ?

    Je distinguerais la mélancolie de la dépression. Les causes de l’une me paraissant bien plus difficiles à cerner que celles de l’autre. Aussi parce que la mélancolie porte en elle un charme, j’y reviendrai, que la banalité d’un mal moderne ne peut avoir. Pour certains, la mélancolie serait une sorte de prescience maladive (dans les Cahiers, la psychanalyste Marie-Claude Lambotte évoque le coup des « 678 haricots »).

    Si l’on accepte cette définition, par son prologue, Lars von Trier échoue, à condition qu’il en ait eu l’intention, à faire de nous des mélancoliques. Dès les premières images, nous avons en effet une vision (magnifique) de ce qu’il adviendra et nous saurons de ce fait que tous les gestes et toutes les paroles qui suivront n’auront de valeur que très volatile. Pourtant, et il est rare que nous l’écrivions pour ne pas trop nous en convaincre, le cinéma n’est pas la vie, leurs temps sont différents, et même en ayant conscience de ce terme, devant l’écran ou après l’avoir quitté, nous ne serons victimes d’aucun abattement. Pas d’apathie soudaine. Pas de mélancolie. Nous restons accrochés à l’œuvre et ce qui nous importe, ce que l’on désire dès lors, est la connaissance du chemin (étrange chose à dire) qui nous mène à la collision.

    Déjà durant le mariage, le père fuyard (John Hurt) et la mère odieuse (Charlotte Rampling) amorcent l’écroulement du monde décrit, codé, hypocrite et superficiel. Et si l’on fait attention à la robe de la mère, ornée d’un énorme motif en spirale, on se dit que les parents participent à l’engloutissement s’ils n’en sont pas eux-mêmes la cause, mais que d’essayer d’en cerner l’origine ne rend pas la catastrophe moins inexorable.

    « La mia allegrez’è la malinconia/ e ‘l mio riposo son questi disagi »

    A la suite d’Aristote, Ficin voyait dans la mélancolie une des conditions au génie (De vita triplici). Et encore au XIXe siècle, dans son dictionnaire, Littré définit la mélancolie comme une « Tristesse vague qui n’est pas sans douceur, à laquelle certains esprits et surtout les jeunes gens sont assez sujets, et qui n’a pas été sans action sur la poésie moderne de l’Europe. »

    La première partie du film identifie le mal : invocation des astres, invocation des arts, l’irrésistible attraction des uns et la puissance évocatrice des autres permettent de mieux saisir ce qu’il y a derrière le regard de plus en plus troublé de Justine. La seconde partie traite de la contamination du mal, de ce charme auquel il paraît difficile de résister (pouvoir traverser ou non le pont). Par conséquent, avant de répandre mort et destruction, la planète Melancholia figure aussi le long moment qui précède, durant lequel les hommes se complaisent dans ce sentiment terrible mais confortable (« qui n’est pas sans douceur ») d’incapacité à agir devant l’inexorable et qui, selon les points de vue les plus pessimistes (et a fortiori celui du cinéaste), nous définit bel et bien.

    Affaire de femmes et jeux d’enfants

    Lars von Trier ouvre une galerie d’images fascinantes. Explicites ou implicites, il excelle même dans ses évocations. Le film se termine après le suicide de l’homme avec un jeu d’enfants (la cabane magique) qui réunit deux femmes (les deux sœurs) et un petit garçon. Plutôt que d’insister sur Dürer (sauf les clefs bien sûr), c’est Cranach que j’irai voir. Je trouve le parallèle à la fois plus facile et plus convaincant car dans deux de ses représentations intitulées Mélancolie et peintes en 1532, le peintre allemand aborde le thème du ludus puerorum (Bruegel, présent dans le film, a aussi peint des Jeux d’enfants et, en dehors de la froideur du paysage, ce sont ces mêmes jeux qui nous permettront de trouver une justification à la citation que fait le cinéaste Des chasseurs). De plus, dans les deux tableaux de Cranach, une fenêtre s’ouvre sur un ciel d’Apocalypse avec des sorcières menaçantes et des créatures infâmes. Catastrophes, affaires de femmes et jeux d’enfants avons-nous dit.

    Par dessus tout, ce qui me stupéfait c’est cette coïncidence qui amène deux artistes, Malick et von Trier, à s’intéresser presque en même temps, à la nature profonde de l’homme, ou du moins à certains de ses aspects (la capacité à pardonner et aimer dans Tree of life, cette contagieuse affliction dans Melancholia), et, au travers de films opéras, entre microcosme et macrocosme, à les faire si justement affleurer.

    Signalons aussi une analyse de B. Pleven tournée vers l’espace géographique (bien sûr) et artistique. Sur Café-géo.

  2. Ce point de vue me semble très intéressant et parfaitement étayé. Ne pourrait-on pas tout de même fournir à monsieur Trier un pied de caméra pour qu’il puisse s’essayer juste une fois à la mise en scène (et épargner mon système digestif par là-même).

  3. J’ai enfin vu le film, avec beaucoup de retard. J’en suis encore complètement bouleversé.

    L’article de Romain et le commentaire de Benjamin me semblent déjà particulièrement complets, et je suis content que vous vous y soyez collés parce que je n’ai cessé, pendant le film, de me dire que j’étais dépassé par tant de complexité et de finesse (y compris et surtout dans la mise en scène, qui soit dit en passant, n’est pas une affaire de pied de caméra… Mais c’est une telle évidence qu’on ne va pas s’attarder là-dessus…).

    Je suis globalement d’accord sur ce que vous remarquez, le rôle de l’arrière plan Wagnérien, la métamorphose de Saturne, le lien mélancolie-génie, le sublime memento mori, la coincidence de la sortie du film de Malick…

    Juste quelques remarques ou quelques questions, dans le désordre :
    – Romain, où as-tu vu des défauts ? Personnellement, je ne comprends pas comment on peut trouver le film « terne » (dixit Von Trier visiblement ???) Tu ne cesses dans ton article de soulever les qualités du film, tout en disant au passage qu’il a des défauts, que tu ne prends toutefois pas la peine de relever. Personnellement, je n’en vois pas. A chaud, je dirais que c’est le film le plus impressionnant depuis Mulholland Drive

    – Tu remarques quand même la relative faiblesse de la satire sociale dans la première partie, et tu fais le lien avec Vinterberg. Alors, oui, forcément, on pense à Festen. Mais justement, si Von Trier ne va pas aussi loin que son pote dans la satire sociale, c’est que précisément, tel n’est pas son propos. Là où Festen tournait à la démonstration brillante, via une mise en scène que l’on qualifiera de paradoxale, démonstration de la monstruosité des rapports familiaux, des faux semblants etc., Von Trier déplace son propos, non pour parler de famille, ou de rapport de classe mais pour élever son propos sur un plan évidemment cosmique. La satire (incommunicabilité familiale, bestialité du mari -une obsession chez Von Trier- ridicule de la cérémonie…) n’affleure donc que par moments, moments que j’ai trouvés fort convaincants par ailleurs.

    – Toujours dans cette partie, sur un plan psychologique (et effectivement il faut s’interroger sur le lien entre mélancolie et dépression, même si le second fait vulgairement freudien…), je ne crois pas que l’héroïne « fasse le vide » et montre « la vanité du travestissement ». Tout porte à croire au contraire qu’elle voudrait, elle aussi, parvenir à faire semblant. Ce n’est pas elle qui quitte son mari. C’est lui qui finit par la quitter. Justine ne peut, je pense, que subir les événements en permanence et se lamenter de n’être pas ce qu’on voudrait qu’elle soit, et ce malgré tout son génie (génie prophétique et autres…). C’est la réussite de cette première partie de montrer ce personnage tragiquement incapable d’être heureux, là où chacun se met en quatre pour qu’il le soit (et encore une fois, Justine veut y croire, et ça marche parfois, pour autant que les choses dérapent : la limousine en rade, les verres d’alcool…). En clair, je voudrais – un peu confusément… tout cela est très frais dans ma tête – mettre en avant le paradoxe de Justine : elle ne maîtrise rien (sa vie, son couple, son mariage, et jusque ses éclairs de génie, qui surviennent quand bon leur semble…) mais semble cependant avoir une prise et une lucidité sur les événements qui la place au-dessus des autres (parfois, on a le sentiment troublant que c’est elle qui attire Melancholia, que l’astre est comme guidé par son désir…). Sa volonté n’a donc pas de prise sur un plan social – d’où son incapacité fondamentale à faire le vide… On fait le vide pour elle, et elle en souffre, voir son état le lendemain du mariage – mais sur un plan cosmique.

    – Pour le reste, toujours en vrac, je reviendrais sur ta parenthèse aux allures définitives « Mélancholia est un film sur l’art » (ça te ressemble bien Romain, ce genre de phrase – je dis ça amicalement, hein, ils sont supers tes articles !). Je ne saurais pas encore dire pourquoi ni comment, mais ça ne me paraît pas juste. L’art est partout dans le film, les références sont érudites (Justine-Ophélie, Bruegel, Wagner, les multiples références picturales, littéraires – avec le pont notamment -, les plans ultras-composés, la scène de la bibliothèque, autant de choses que vous avez relevées fort justement…) et pour autant, le film n’est pas un film sur l’art. D’ailleurs, ce n’est pas un film « sur quelque chose ». Les sujets abordés sont d’une si grande complexité, et le traitement psychologique des personnages est d’une telle finesse (c’est là, à mon sens que Von Trier surpasse Malick, d’ailleurs, dont les personnages sont un peu écrasés par l’ambition cosmique du film, avis tout personnel…) qu’on ne saurait le réduire à un sujet. L’art est ici plus que jamais au service d’un propos sur l’humanité, qui ne se réfugie d’ailleurs pas dans la bibliothèque à la fin du film, mais dans une cabane d’enfant (là aussi, ce n’est pas la lucidité violente – Justine – contre la mièvrerie désespérée – Claire -, c’est une solution plus juste et plus belle par égard pour l’enfant, ce qui n’exclut pas, bien entendu, le jeu inter-iconique que tu décris, Benjamin).

  4. Je vais m’efforcer de tenir dignement mon rôle d’hôte de cette page qui est en train d’atteindre des abîmes dans l’exploration de l’esprit tourmenté de Lars von Trier ! Rien ne sera oublié sur Melancholia !
    Pour Benjamin, je n’ai pas grand’chose à rétorquer à ton point de vue, car il est vraiment différent du mien. Cela s’explique peut-être par le sentiment opposé que nous avons éprouvé lorsque l’écran noir et le silence se sont abattus sur la salle à la fin du film : « nous ne serons victime d’aucun abattement », affirmes-tu. Pour ma part, le film a laissé comme un large trou noir en moi, assez tenace après sa projection – mais je me suis remis depuis, rassure-toi ! Dès lors, tu pars sur un sens assez moderne de la mélancolie, empreinte de douceur, quand je me cantonne au sens antique du terme, auquel le titre du film réfère à mon sens : la melancholia, c’est la bile noire, nulle douceur dans ce déséquilibre des humeurs. Nos références divergent alors, et je découvre pour la plupart celles que tu donnes.

    Pierre, le défaut principal que je trouve au film, tu l’as relevé, c’est la superficialité, la grossièreté du trait dans la satire sociale (première partie du film). Tu défends Lars von Trier avec un argument convaincant : ce n’est pas le propos principal. Je l’avais compris, mais il n’empêche que ce propos secondaire est tout de même présent et que je n’ai pas, contrairement à toi, trouvé ces moments très convaincants (je ne crois pas trop au personnage du patron de Justine par exemple). En outre, les plans très maniéristes, extrêmement ralentis au début du film sont saisissants, mais je ne peux pas dire que je les trouve beaux.

    Ensuite, Justine prend-elle une part active dans l’effondrement du conte de fée social de son mariage fastueux ? Je le crois toujours, oui, quand je songe au moment où elle fait l’amour à un jeune homme qui lui est indifférent au beau milieu du golf attenant au château, ou encore dans la détermination qu’elle montre plusieurs fois, notamment lorsqu’elle remplace les livres dans la bibliothèque. Je trouve donc encore aujourd’hui que Justine retrousse ses manches, dans la première heure de Melancholia, pour éliminer tout ce qui s’interpose entre elle et la planète qu’elle porte dans son âme saturnienne.
    Aussi, je ne sais pas exactement ce que tu reconnais de moi quand j’affirme que Melancholia est « un film sur l’art ». Aurais-je tendance à trop faire du méta-machin dans mes réflexions ? Si c’est le cas, je ferai ma sévère autocritique avant de reprendre la plume car je trouve que c’est un exercice assez vain. Voudrais-tu plutôt te moquer gentiment de ma tendance à l’emballement ? Je ne peux alors que pointer du doigt ton présent commentaire, rédigé à 2h56 du matin, et dans lequel tu annonces : « Melancholia est la projection d’images la plus capitale depuis celle organisée dans la caverne de Platon » (citation approximative). Plus sérieusement, tu me donnes l’occasion de clarifier mon propos sur ce qui me tient le plus à cœur dans ce film : je ne voulais pas dire que L.von Trier nous donne ses références artistiques dans ce film, mais qu’il interroge les relations entre l’art et l’existence, entre l’art et la difficulté à vivre plus précisément (l’utilité de l’art dans la perspective de notre propre mortalité). Et sa réponse me semble admirable : il éloigne l’art de toute exploitation sociale ; il ne tombe pas non plus dans l’idéalisme puisque l’art ne survit pas à l’humanité ; l’œuvre d’art, et l’objet artistique qu’est ce film, sont au contraire des entreprises graves et douloureuses, à distinguer de leurs innombrables contrefaçons, et qui sont là pour exprimer avec la plus grande subjectivité possible notre présence tragique au monde, jusqu’à ce qu’elles disparaissent avec nous.

    Enfin, je continue aujourd’hui encore, à placer Tree of life un peu au-dessus de Melancholia. Melancholia exprime mieux notre condition et montre la finesse psychologique de son réalisateur. Mais Tree of life fait une proposition pour dépasser notre désespoir existentiel (Sean Penn qui a perdu son frère commence au même point que Charlotte Gainsbourg qui va perdre tous ses proches). Cette proposition, je le comprends, peut paraître détestable pour certains, mais n’est-il pas merveilleux de voir une fiction s’approcher autant d’une éthique philosophique (c’est pour cette raison que ses personnages sont moins des personnes que des archétypes, impossibles donc à critiquer pour leur manque de vraisemblance psychologique), et Tree of life reste un film malgré cette densité, un film parcouru de tant de plans merveilleux sur l’enfance, la nature, les réalisations humaines ?
    De toute manière, nous ne pouvons que bénir l’année 2011 traversée par ces deux œuvres de loin supérieures à tout ce que nous avons vu depuis fort longtemps (je remonterai à l’Oncle Boonmee pour ma part).

  5. Rassure-toi, le « méta-machin » n’a rien à voir là-dedans ! Le « méta » est partout dans ce film, c’est la moindre des choses de le relever. Je pensais juste à ton emballement à l’écrit dans certains articles, qui contraste avec ton sens de la nuance d’ordinaire (cf. ton article sur « une certaine tendance du cinéma français », comme l’avait méta-bilement paraphrasé Benjamin, article d’humeur très jouissif, mais parfois hautement contestable). Disons que je suis plus connu pour mon emballement… Et que la caverne de Platon, effectivement, me ressemble assez bien. Bon, ceci-dit, je n’ai pas le monopole du n’importe quoi !!!

    Bref, je penche plutôt de ton côté Romain, quant à l’efficacité du memento mori, qui m’a aussi sérieusement plombé.

    Je reste persuadé que – même lorsque elle couche avec Tim – Justine ne maîtrise à peu près rien de ce qui se passe lors de son propre mariage… Et la conscience, l’acceptation – la résignation même – face à l’influence destructrice de Saturne n’apparaît véritablement que dans la deuxième partie.

    Pour Malick/Lars Von Trier, là c’est une histoire de goût, tu montres très bien les qualités de l’un et de l’autre. J’ai été plus sensible à celles de Lars Von Trier, mais en grande partie pour des raisons personnelles, liées à la fréquentation quasi-quotidienne du double psychologique de Kirsten Dunst, que tu n’es pas sans connaître, Romain.

    Ce qui reste frappant, c’est la sortie quasi-simultanée de deux films aussi ambitieux, et aussi réussis. J’ai beau réfléchir, je ne vois rien d’équivalent au cinéma – en terme d’ambition – depuis 2001 : l’odyssée de l’espace. Là, deux films d’un coup. Ce signe du temps mériterait vraiment que l’on s’y arrête.

  6. Voyons, je vais timidement essayer de me faire une place entre vous, bien que ce qui suit se trouve un peu en dessous du « cosmiquement intellectuel » de vos commentaires. J’ai cette fois raté la référence à Platon…

    Je ne suis pas sûr que ce film qui commence et impressionne par une série de tableaux incarnés n’ait pas l’art pour sujet. Comment ouvrir sur tant de références sans avoir eu l’intention d’en faire un des principaux sujets de son discours ? L’art comme fin (pourquoi pas ?), l’art comme instrument (plutôt), celui qui assure à l’homme son possible accomplissement. Par conséquent, je ne sais pas trop me situer par rapport à vous, Romain et Pierre, car c’est de cette façon que je réfléchis à la première séquence : cette entrée dans la matière artistique figure-t-elle, à quelques secondes de la fin, ce qu’il y a à retenir en nous ? L’essentiel avant la fin ?

    Par ailleurs, tu utilises, Pierre, le mot de « cosmique ». Mais qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce que cela s’arrête simplement aux visions d’astres et d’étoiles ? En vérité, rien de céleste contrairement au film de Malick, rien de cosmique si l’on devait rapprocher ce mot de la création ou du divin. Romain écrit « von Trier contraint quant à lui ses personnages à regarder bien en face une autre vérité physique et implacable, celle de notre mortalité ». Derrière l’illusion cosmique, ne sent-on pas au contraire un renfermement des personnages sur eux-mêmes ? Universel donc plutôt que cosmique selon le discours tenu par le réalisateur (et même si ses personnages sont loin des archétypes de Tree of life, alma mater et père rigide).

    Tous les personnages de Melancholia sont dans l’abandon, la fuite, l’évitement : le mari de Justine ne sait pas faire face, le père fuit, la mère se défend par ses agressions et fuit à son tour, Charlotte Gainsbourg et Kiefer Sutherland résistent d’abord puis sont emportés à leur tour par la planète et ses ravages. Quant à Justine, pour moi, elle subit bel et bien tout du long. Quand elle fait l’amour avec le petit employé et qu’elle s’offre à Melancholia sous une magnifique lumière de nuit, elle demeure dans la même posture : l’abandon. Au contraire, chez Malick, Sean Pean (le seul vrai personnage de l’histoire) transcende ses troubles et puise en lui de quoi s’élever. Moins touché par le memento mori, j’ai plutôt été attentif (j’y reviens) à la vérité que Von Trier, à travers son introspection des deux sœurs, dégageait de l’Homme (à rapprocher de Solaris ?). Et, quoique j’ai plus de mal à y croire, je préfère aussi la vision malickienne.

    Un troisième film est sorti en 2011 établissant un parallèle entre les cieux et l’humain : Another earth de Mike Cahill.

  7. J’approuve effectivement ta méfiance vis-à-vis du terme « cosmique », que je n’avais pas pris la peine de définir, et qui se révèle bien imprécis. Ceci dit, si je reprends la conclusion de mon premier message, on en arrive tous les deux au même point « L’art est ici plus que jamais au service d’un propos sur l’humanité ». L’Homme, donc, au centre d’une création – je ne parle pas de « La » Création, bien entendu -, dont on peine à entrevoir le dépassement mystique, comme chez Malick.
    Mais je n’avais pas vraiment de terme pour définir l’ambition de Von Trier: « universel » me paraît insuffisant dans la mesure où il ne rend pas compte de la singularité des destins tracés (on a des personnages et non des archétypes, comme vous l’avez très bien dit), et « cosmique » ne rend pas compte de cette focalisation sur l’Homme (et plus particulièrement la femme) qu’opère Von Trier. Bref, il faudrait inventer un mot… Mais on a le sentiment que Von Trier nous livre la vision pessimiste – et sans Dieu – de l’imaginaire Malickien. Une cosmogonie nietzschéenne. Beau titre pour un article.

  8. Il n’y a pas de femme en lévitation chez Lars von Trier contrairement à Malick, mais il y a d’autres correspondances avec le Solaris de Tarkovski (1972). Évoqué sans assurance un peu plus haut, l’attraction des astres aurait pourtant dû nous y conduire depuis le début (d’autant que dans les entretiens qu’il accorde il n’est pas rare de lire l’amour clamé de von Trier pour les œuvres du Russe, Solaris ou Le miroir notamment) .

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