Licorice Pizza

Paul Thomas Anderson, 2021 (États-Unis)

PARENTHÈSE ROMANESQUE
(LE MONDE PEUT BIEN S’EFFONDRER)

On est sur Licorice Pizza comme sur un matelas gonflé d’eau : le film nous porte et let’s groove on it. On aime sans retenue ces personnages singuliers qui se démènent dans l’histoire simple d’une relation complexe. Alana et Gary se rencontrent. Elle est une jeune fille et lui encore un adolescent. Ils ont dix ans d’écart, mais il n’est pas tout à fait sûr que ce soit leur différence d’âge qui bride si longtemps leur amour. Ils se rencontrent, avancent côte à côte et se découvrent. Un flirt que Paul Thomas Anderson étire pour notre plus grand bonheur et malmène aussi un peu. À ne jamais se décider tout à fait, la jalousie finit par s’inviter entre Gary et Alana. Chacun vit donc également sa propre histoire sans perdre tout à fait l’idée de l’autre. Le réalisateur préserve l’étincelle qui fait le couple, même quand celui-ci s’ignore, et, à cette retenue, oppose un mouvement de fuite dans lequel il précipite ses personnages. En outre, passée sous le diamant d’Anderson, la galette réglisse nous régale : Nina Simone, Chico Hamilton, The Doors, Chuck Berry, Donovan… pour enrober la relation décrite d’un son cool et de chansons tendres. C’est pourquoi, l’amour aidant, le monde peut bien se dérégler un peu plus, on est ici pris dans un charme et on s’oublie.

Pour des raisons diverses et même parfois sans raison, Alana et Gary courent à perdre haleine. Anderson fabrique là des travellings de toute beauté. Aucun artifice, simplement ses acteurs, Alana Haim et Cooper Hoffman, jetés dans la course comme dans une urgence absolue. Ils courent inconsciemment pour se dépêcher de vivre avant que tout ne s’effondre. Cette précipitation magnifique a quelque chose à voir avec le caractère éphémère de l’existence. Gary est le plus pressé des deux. Il invite Alana à sortir alors qu’ils viennent à peine d’entamer la conversation. De ses perspectives de carrière en tant qu’acteur à la vente de matelas d’eau, puis à l’ouverture d’une salle de flippers, même sur le plan professionnel, Gary enchaîne idée sur idée et fait évoluer ses affaires à la vitesse de ses lubies. Il n’y a guère que son âge pour affirmer qu’il n’est encore qu’un enfant (15 ans ou à peine plus), car il agit déjà comme un adulte. Il semble depuis toujours plongé dans le monde du travail et ne cesse de penser en terme d’investissement. Il court contre le temps et entraîne Alana sur cette ligne tracée vers un futur difficile à cerner. D’un autre point de vue, cette course participe à mettre en évidence la liaison chimique que le réalisateur de Phantom thread (2017) expérimente : attraction des corps, précipité, séparations répétées et point d’ébullition avant fusion.

Comme dans Boogie nights (1997) ou Inherent Vice (2014), Paul Thomas Anderson filme la vallée de San Fernando et Los Angeles dans les années 1970. Dans Licorice Pizza, surtout si l’on s’arrête au titre, on retient d’abord la légèreté de l’époque et ses facilités (la jeunesse partagée entre l’herbe, le rock, les jeux d’un côté et un fol entrepreneuriat presque toujours auréolé de succès de l’autre). Hot Smoke & Sassafras chante Bubble Puppy sur la bande originale du film. Cette liberté n’est pourtant pas éternelle. Les années 1970 auront vite fait de s’emballer et ce monde-là de disparaître. Paul Thomas Anderson saisit un point de bascule, entre l’impression que tout est possible au rêveur de la fin des Trente Glorieuses (devenir star, devenir riche) et la crise mondiale qui s’ouvre avec le premier choc pétrolier. Les années 1970 s’envolent et partent en vrille, ce que deux séquences nocturnes incroyables disent à leur manière.

Chacune polarisée par un personnage hors-normes, deux séquences mêlent avec réussite drame, comique et suspense. Les scènes sont méticuleusement mises en place et portées par les dialogues. D’ailleurs, dans ces passages pleins d’excès, Paul Thomas Anderson nous donne l’impression de s’acoquiner avec le cinéma de Quentin Tarantino ; a fortiori avec Once upon a time… in Hollywood (2019) qui raconte des faits déroulés en 1969, à Hollywood. Il suffit d’évoquer le délire de Sean Penn, interprétant un acteur vieillissant ô combien incarné, poussé par un Tom Waits incantateur en diable, devant un brasier allumé à la gloire d’une performance dépassée, aussi vaniteuse que machiste. Bradley Cooper, qui joue le rôle du coiffeur et futur producteur Jon Peters, n’a quant à lui rien à jalouser à Sean Penn en terme de frénésie. Avec sa dégaine de Bee Gees contrarié, le voilà menaçant toute personne se trouvant sur sa route, à moins que cette dernière ne soit en mini jupe.

Ces moments que l’on pourrait croire d’égarement restent soumis à l’histoire du couple qui toujours se retrouve. Dans ces espaces ouverts sur l’aventure, le regard de Gary sur Alana change. Ainsi, quand au volant d’un poids lourd, et grâce à sa conduite experte, elle les tire d’un mauvais pas, Alana passe pour une véritable héroïne aux yeux de Gary. Mais on retient plus volontiers la résolution de l’autre séquence. Dans celle-ci, avec Gary, le spectateur laisse filer la moto et son conducteur dont on se moque, pour ne plus fixer au loin que la passagère tombée par terre. Gary se précipite inquiet pour Alana et, une fois avec elle, la caméra paraît saisir en un échange de regards intenses leur amour décuplé. Il l’aide à se relever et les voilà à nouveau côte à côte.

En dernier lieu, placée dans un segment qui se soucie plus directement de politique, le réalisateur nous offre un moment valorisé par une douceur peu fréquente. Au terme d’une scène, Alana prend dans ses bras le petit ami du jeune politicien qu’elle a été plus ou moins obligée de raccompagner jusque chez lui. Leurrée, utilisée pour dédouaner le candidat aux élections d’un soupçon d’homosexualité, elle n’avait pas envie de rendre ce service inattendu. À table, au restaurant, elle n’était pas à sa place, apparemment de trop entre les deux amants qu’elle a rejoint (Benny Safdie et Joseph Cross). Le regard ailleurs, elle doit se dire avoir manqué quelque chose, le rendez-vous proposé un instant plus tôt peut-être, ou plus vraisemblablement quelqu’un, celui avec qui elle veut être mais n’est pas. Pourtant, la jeune femme prend le temps, raccompagne le petit ami, l’écoute, ce que l’on imagine tout du moins car la conversation s’est nichée dans une ellipse. On en voit simplement les derniers instants. Lui la remercie, elle l’embrasse et on ressent tout le réconfort apporté par sa gentillesse.

On ne sait pas si Joel Wachs le candidat local aura été élu. On ne sait même pas si la participation d’Alana à sa campagne électorale lui a été profitable. On sait en revanche que, durant les décennies suivantes, les collines alentour continuent à être envahies de villas achetées par de riches propriétaires peu soucieux de l’environnement (ce contre quoi entre autres Wachs se bat). L’élan libéral de ces années de croissance a entraîné bien des égarements qu’aucune crise n’a remis en question ni su réparer. Néanmoins, avant que l’effondrement ne soit total, et alors qu’une dernière course cette fois de l’un vers l’autre ne les fasse se cogner devant un cinéma (point de rencontre idéal), Alana pourra lancer à Gary cette réplique qu’elle porte sur un t-shirt : « You’ve come a long way, baby » et Johnny Guarnieri de composer en 1975, ce qui nous va bien aussi, Sometimes I’m Happy.

Licorice Pizza édité par Universal Pictures France. En DVD et Blu-Ray depuis le 1er juin ainsi qu’en VOD et Achat digital. Voir le site Internet de l’éditeur, Facebook ou Twitter.
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4 commentaires à propos de “Licorice Pizza”

  1. Les mois de l’attraction revues par Paul Thomas Anderson. Très beau texte, que l’on devore à perdre haleine en se remémorant le goût sucré salé de ce très beau film. Bradley Cooper en BG frénétique, j’aurais aimé trouvé cette parfaite analogie.
    Un mot encore sur les sœurs Haim (particulièrement la benjamine) qui se révèlent très convaincantes dans ce film.

  2. Un très beau et très bon film, mine de rien un couple loin des canons de beauté habituels qui ajoute un charme évident même si la différence d’âge poserait un soucis en 2022. Du grand cinéma…

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