Leto

Kirill Sebrennikov, 2018 (Russie)

Juste avant la fin, le réalisateur revient sur ce qu’il s’est passé dans la chambre ce soir-là. Avec le consentement de Mike, et même sur son invitation, Viktor avait accompagné Natasha chez elle. Peu avant, dans une scène touchante, assis confortablement dans leur lit, Mike découvrait ce que sa femme voulait vraiment mais avait si longtemps tu. Natasha n’avait jamais complètement aimé Lou Reed qu’elle trouvait un peu prétentieux et, plutôt que de choisir lui la bande à écouter, ce qu’il faisait toujours, Mike lui avait cette fois laissé le choix. T. Rex plutôt que Lou Reed et un soir embrasser Viktor plutôt que Mike. Mike Naumenko, bon prince, amoureux de sa femme certainement autant que de la musique de Viktor, avait accepté.

Il n’y avait pas à dévoiler la fin de soirée qui suivait. Le montage alterné nous avait déjà montré la complicité d’un couple que l’on désire secrètement voir se former ainsi que la solitude de Mike sous des trombes d’eau. Ce dernier, décidément trop bon, s’était fait sortir d’une cabine téléphonique qui l’abritait par une vieille en rouge qui l’avait ensuite agripper pour lui chanter Call me de Blondie (toute l’énergie du désespoir dans une scène). Et donc pourquoi revenir sur ce baiser donné sur un coin du lit à la fin du film ? Il n’y avait pas d’intérêt à savoir ce qui s’était passé entre Viktor et Natasha. Néanmoins, ce n’est pas sur l’étreinte que Sebrennikov s’arrête. Il poursuit la narration et, là est tout l’intérêt, nous montre ce qui a suivi : la chanson écrite par Mike après cette nuit et précisément cette impulsion créatrice.

Film sur le rock underground d’avant glasnost, Leto vibre d’une liberté folle. Sa présentation du contexte est fidèle à la réalité du régime brejnévien, faite d’une morne stagnation sociétale au milieu d’un vieux bassin liberticide. Mais les envies et toute la fantaisie d’une jeunesse dont Sebrennikov retrace un été (« leto » en russe), éclatent, détournent et électrisent toute la grisaille ambiante. L’image est alors envahie de traits griffonnés comme sur les marges d’un cours d’étudiant. Ces scènes font l’effet d’un habillage de fanzine, comme ceux circulant dans les chapelles pour initiés, avec collages, ornementations macabres et saillies anti-système. C’est aussi cette liberté qui prime lors de la recomposition filmée, sweedées pourrait-on dire, d’une sélection de pochettes de disques exposées. Toutefois, chez le Russe, ce n’est plus de remakes bricolés qu’il s’agit, à la façon de Soyez sympas, rembobinez de Michel Gondry (2008), mais d’une réappropriation d’un univers musical muselé par le pouvoir. Et la jeunesse de Sebrennikov s’exprime, quitte à passer outre les lois. Elle communie malgré tout lors des concerts ; alors que les autorités se chargent de calmer celle ou celui qui se laisserait un peu trop emporter par le rythme sur son siège. La musique, elle, libère les esprits. De même, la liberté, qu’il est impossible de tout à fait brider, traverse un tramway grâce à une reprise des Talking Heads, Psycho killer, entonnée par les passagers de leurs voix déraillées, une sorte d’alternative punk russe (par la mise en scène) au Trolley song du Chant du Missouri (Minnelli, 1944).

Même si leur histoire est partielle, les musiciens et les groupes russes cités ont existé. Le scénario puise d’ailleurs directement dans les mémoires de Natalia Naumenko (Natasha dans le film, interprétée par Irina Starshenbaum). Ces musiciens sont nés malgré la censure du régime soviétique et peut-être en réaction à elle. Kino, Zoopark ou Aquarium en tête, sont même restés des références. Pourtant, ces groupes n’ont pas fait la révolution, pas même musicale, car on l’entend dans le film, ils ne faisaient que suivre les découvertes venues d’Occident et vendues sous le manteau (« un punk rock de crapauds chantant dans le marécage du coin »). Cependant leur énergie et leur liberté aspiraient au changement et ont contribué à l’inspirer. Les chansons ont été réinterprétées pour Leto, notamment par Roma Zver qui joue le rôle de Mike Naumenko mais qui est également le fondateur du groupe Zveri, et P. Pogodaev qui reprend les titres de Viktor Tsoï (joué lui par l’acteur Teo Yoo).

A présent, la Guerre Froide est finie mais le réalisateur Kirill Sebrennikov est assigné à résidence par V. Poutine depuis plus d’un an. Cinéaste et directeur artistique du Centre Gogol à Moscou, Sebrennikov a tout d’un nouveau Mike Naumenko, homme libre et agitateur, un individu qui dérange, qui fait bien de mourir jeune (c’était le cas de Naumenko et de Viktor Tsoi) ou alors qu’il faut enfermer, ce qui est le cas du réalisateur depuis août 2017. Cet été-là, le tournage de Leto n’était pas encore fini. Pourtant, en l’ayant vu, rien ne laisse deviner ces difficultés de production. On entre sans difficulté dans le film, comme cet autre personnage qui, certainement bien imbibé, traverse l’écran et se retrouve sur la toile de projection. Par la grâce de ses acteurs, son impatience même, son humour, son ardeur, le film s’agrippe aussi à nous et on repense aux chansons entendues, à l’été qui a vite passé et à l’urgence qu’il y a à créer, quelques soient les circonstances.

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