Le chant du Missouri (Meet me in St. Louis)

Vincente Minnelli, 1944 (États-Unis)



« THERE’S NO PLACE LIKE HOME« 


« On n’a jamais rien vu de pareil. Et sans voyager, sans nous déplacer. Dans notre propre ville !
– Grand-père, ils ne la démoliront jamais ?
– Ils auraient bien tort !
– Incroyable ! Ici, chez nous ! Ici, à St-Louis. »



Ces phrases sur lesquelles se termine le film et la valeur du foyer bien aimé vers lequel tout le récit nous porte peuvent paraître celles de personnages terriblement timorés, repliés sur eux-mêmes et craintifs à l’égard de tout ce qui peut être étranger à leur confortable et rassurant chez soi. Cela étonne plus encore si l’on songe au contexte décrit : la petite famille Smith lance ces remarques satisfaites ébahie devant le palais de l’électricité s’illuminant au soir tombé durant l’exposition internationale organisée cette année-là, en 1904, dans leur propre ville de Saint Louis ; exposition que les Smith sont donc venus visiter et apprécier ensemble, le mari et sa femme, leurs quatre filles (Esther, Rose, Tootie, Agnes) et le grand-père. A ce moment-là, la fin du film, les Smith, réunis à nouveau, ne craignent plus les dangers qui ont menacé de les désunir. Le soir de leur promenade, ils s’émerveillent alors de toutes les choses extraordinaires qui s’offrent à eux (le Déluge en attraction -absolument plus rien ne leur fait peur-, les barbes à papa, un restaurant français, le palais de l’électricité), comme si la ville elle-même, foyer d’abondance, plutôt que l’événement, le leur avait permis. L’exposition internationale aurait pu leur ouvrir les yeux sur le monde. Elle aurait pu leur donner envie de voyager, de découvrir d’autres pays et de s’ouvrir à d’autres cultures. Elle fait tout l’effet inverse. Et, ironie du sort, cette famille qui a cru devoir déménager à New York suite à une mutation du père et qui finalement ne se trouve plus heureuse que chez elle, habite au bout de la ligne de tramway, comme une invitation quotidienne à s’enfuir et une déclinaison systématique et polie à cette échappée.



Mais pour essayer de comprendre ce repliement sur le foyer, il faut d’abord resituer le film dans son époque. En 1944, la guerre ravage toujours plusieurs parties du monde. Le Pacifique et l’Europe sont partout en conflit alors que le sol américain demeure miraculeusement épargné. Dans un pareil contexte, on peut déjà mieux entendre la remarque inquiète de Tootie (Margaret O’Brien) au grand-père : « – Grandpa, they’ll never tear it down, will they? ». C’est pourquoi aussi, ces répliques prononcées à la fin de Meet me in St Louis, ce « home sweet home » aisément comparable à la fameuse formule « There’s no place like home » du Magicien d’Oz de Fleming (entendue du Kansas plutôt que du Missouri et au début de la guerre, 1939, plutôt qu’à la fin) devaient résonner autrement à une époque où l’Amérique tremblait de voir le monde s’effondrer autour d’elle. Il ne faut cependant pas négliger non plus l’argument biographique. Car avant que Vincente Minnelli enfant ne puisse profiter d’une maison familiale (qui se trouvait elle aussi à la fin d’une ligne de tramway [1]), il a fallu attendre. En effet, Minnelli a longtemps été ballotté d’une grand-mère à l’autre, d’un lieu à un autre, quand il n’était pas obligé de suivre ses parents en tournée. Un foyer, une maison où façonner des souvenirs communs aux membres de la famille : c’est peut-être aussi ce qui lui a manqué et, dans son cas, ces dernières répliques pourraient, on l’imagine, avoir une résonance toute personnelle.

Le chant du Missouri puise dans une série de textes écrits par Sally Benson pour la revue New Yorker. Regroupé ensuite sous le titre 5135 Kensington Avenue, il s’agit de souvenirs d’enfance, chaque récit correspondant à un mois de l’année. Le scénario réorganise le découpage chronologique des récits et préfère suivre les quatre saisons. Ainsi, « L’été consistait à présenter la famille et à exposer la situation » [1] La vignette d’une rue de Saint Louis prend soudain vie. L’entrain est le même que celui du tableau introductif de Gigi (1958). Et, ce jour de l’été 1903, tous s’activent dans la maison familiale. La grande demeure d’époque victorienne est typique de ces belles bâtisses de bois américaines [2]. « Je désirais que le film eût la tonalité des tableaux de Thomas Eackins sans en faire une imitation trop stricte ». Minnelli se dit d’ailleurs très satisfait du travail du directeur artistique et du décorateur [3]. Le quartier reconstitué aurait sûrement bien illustré les romans de Marc Twain et peut-être aurions-nous à peine été surpris de croiser Tom Sawyer ou Joe Harper parmi les amis de Tootie. C’est avec Tootie justement que l’on entre dans la maison quand le film débute. Elle rentre du bain, sa mère et ses sœurs sont avec les domestiques aux fourneaux, le grand-père finit de se préparer à l’étage. Minnelli nous les présente chacun se relayant pour fredonner puis chanter le premier titre joyeux et entraînant du film, Meet me in St. Louis.




Le segment estival est un pur bonheur. Il contient six des neuf morceaux musicaux du film dont la plupart sont interprétés par Judy Garland (Esther). Ce sont pour l’essentiel des chansons enfantines réinterprétées (le très dansant Skip to my Lou ou Under the bamboo tree) et des chansons d’amour (The boy next door ou The trolley song). Ensuite vient l’automne plus grave mais aussi très mystérieux. Évoquant les textes de Sally Benson, Minnelli en relève d’ailleurs toute l’importance : « … ce qui me décida par-dessus tout, ce fut la séquence onirique où les enfants imaginent une fête de Halloween sanglante ; ils se voient commettre toutes sortes de méfaits -brûlent des pieds, coupent des gorges…- ce qui était complètement à l’opposé de l’optique habituelle d’Hollywood, doucereuse et pleine de guimauve ! Et pourtant, psychologiquement, cette scène était très vraisemblable – les enfants se nourrissent effectivement de ce genre de fantasmes- » [1]. Bien sûr, cette motivation première à faire le film donnée par le réalisateur lui-même a été remarquée et très citée. Mais la séquence de Halloween est à ce point singulière (au centre du film), détachée de tout le reste, beaucoup plus sombre, qu’elle a suscité de nombreux commentaires et qu’elle incite à l’interprétation.



On y voit la maison inquiétante, les ombres noires des branches projetées sur sa façade, tout le folklore macabre lié à la fête, et cette longue marche de Tootie dans la rue la nuit. La caméra la filme de face en travelling arrière. Tootie est apeurée mais avance dans le vent, les feuilles mortes et la brume, jusqu’à la porte d’un certain M. Braukoff qu’elle est bien décidée à « tuer » de ses poignées de farine. La soirée de Halloween précède l’annonce de la mutation du père. Tous réalisent que cela signifie vivre ailleurs, déménager à New York et abandonner leur vie paisible à Saint Louis. Ce n’est qu’un changement de domicile, un simple changement de lieu de vie dont on pourrait se moquer, mais cette annonce est vécue toutefois comme un véritable drame ; et la scène de Halloween, qui impose une rupture de ton avec The trolley song qui clôt le segment estival, n’en est que l’ouverture. On a vu dans ce passage la métaphore de la fin de l’innocence et de la douceur de l’enfance, l’apprentissage amer de la vie par une petite fille. Pourtant, le désespoir qui s’accroche au visage de Tootie avant qu’elle n’atteigne la porte de M. Braujoff résiste à ces explications. Le mystère de la scène de Halloween paraît plus grand, l’inquiétude inconsolable. Perdue dans cette fantasmagorie, Tootie n’a-t-elle pas peur de tout perdre, foyer, familles, repères ? Elle est seule dans la nuit.

De la même façon, dans son texte sur Halloween et le jeu d’enfant, Emmanuel Burdeau écrit :

« L’enfance est sans ton, le léger et le grave, la chronique souriante et la brève incursion dans le cinéma d’horreur lui agréent pareillement. Cette fluidité la rapproche de la danse […]. A cette nuance près : il n’est pas sûr que l’enfance puisse comme la danse se donner abri, être à elle-même sa propre demeure. Le plus souvent, elle erre dans sa nuit, si jeune et déjà abandonnée, gentil petit fantôme évadé d’aucune tombe » [4].



Le septième titre, You and I, qui réunit le foyer en un moment difficile, n’est chanté qu’à la fin de l’automne dans un moment plus apaisé (Mr Smith accompagné par Mrs au piano, Leon Ames et Mary Astor). Les derniers passages musicaux concernent l’hiver : le bal donné cette saison-là (durant lequel on peut noter une belle idée de mise en scène -mais le film en comporte quelques-unes- lorsqu’un cavalier est changé à la faveur d’un tour derrière le sapin de Noël) ainsi que le titre Have yourself a merry little Christmas (devenu un classique depuis) chanté par Esther à Tootie. A Noël, Mr Smith renonce à son poste new-yorkais et au déménagement. Au printemps 1904, assez courte vignette, c’est l’inauguration de l’exposition internationale et la famille à nouveau ensemble et heureuse. Au dernier plan, leur sourire est figé pour l’éternité à Saint Louis. Peut-être est-ce là un souvenir d’enfance durable et réconfortant ? Peut-être est-ce là aussi le privilège du réalisateur que de se fabriquer ses propres souvenirs ?





[1] Informations et citations extraites de l’autobiographie de Vincente MINNELLI, Tous en scène, ed. J.C. LATTES, 1981.

[2] Sur la symbolique porté par la maison des Smith, maison accueillante et ouverte, « structure visible de l’harmonie familiale », voir Paul Michel, « La possibilité d’une famille : Présence et absence de la maison dans Meet me in St Louis (1944) et Home from the hill (1960) de Vincente Minnelli », publié en mars 2016 sur le site du ciné-club bruxellois, Cinéphage (consulté en février 2017). Sur le thème de la demeure chez Minnelli, Voir aussi, Emmanuel BURDEAU, Vincente Minnelli, Capricci, 2011, chap. II, « Le genre de la maison – comédie ».

[3] Preston Ames qui est cité pour ce film dans l’autobiographie (p. 145) mais qui n’apparaît sur aucune des fiches techniques que l’on peut trouver, par exemple dans F. GUERIF, Vincente Minnelli, Edilig, 1984 ou dans d’Emmanuel Burdau, op. cit. Preston Ames est connu en tant que directeur artistique d’Un Américain à Paris (1951) ou Brigadoon (1954). Mais probablement Minnelli veut-il parler de Edwin B. Willis. Le décorateur Lemuel Ayres, lui, fait partie des coréalisateurs des fameuses Ziegfeld Follies (1946).

[4] Emmanuel Burdau, op. cit. p. 286.

5 commentaires à propos de “Le chant du Missouri (Meet me in St. Louis)”

  1. Encore un film vu assez récemment, je me souviens de l’avoir beaucoup aimé mais je me rends compte, à la lecture de ton billet, qu’il ne m’en reste déjà plus grand chose. Un plaisir visuel et auditif très évanescents mais je maintiens mon impression plus que positive juste après sa vision.

  2. La première fois que je l’ai vu, après Le pirate, c’était une petite chose à mes yeux. Cependant la séquence centrale d’Halloween m’a beaucoup intrigué et il est possible que ce soit ce passage finalement qui m’ait poussé à le revoir assez vite.

    Quoi qu’il en soit Le chant du Missouri gagne à être revu, les chansons sont vraiment extra (et de les réentendre permet de mieux les apprécier !) et les acteurs très plaisants, pas tant Judy Garland d’ailleurs que l’on connaît bien mais, parmi ceux que je n’ai pas déjà cités, Lucille Bremer la jolie sœur sophistiquée, Marjorie Main la domestique pince sans rire (qui apparaît dans de nombreux seconds rôles d’ailleurs, par exemple dans Le ciel peut attendre de Lubitsch, Lame de fond de Minnelli, La jolie fermière de Walters…) ou Harry Davenport le réconfortant grand-père.

    Et puis le film a son importance, Le chant du Missouri intègre parfaitement ses danses et ses chants au récit ce qu’aucune comédie musicale n’avait encore fait (la plupart des numéros pouvant être sauté sans que cela nuise à la compréhension de l’histoire). Burdeau dans son livre dit que l’on parle à partir de ce film d’integral musical ou de comédie musicale intégrée pour désigner cette façon de faire.

  3. Tu fais bien d’attirer mon attention sur Marjorie Main, pas encore repérée jusqu’à présent, alors que j’ai vu deux des trois films que tu cites en exemple. Tu fais bien de défendre ce film, que je reverrai d’ailleurs avec beaucoup de plaisir car il m’avait fait du bien, alors rien que ça déjà, cela en vaut la peine. Je me souviens que tu n’avais pas trop apprécié Le pirate de Minnelli. Tu l’as revu depuis ? Moi, je l’ai vraiment beaucoup aimé. Jamais vu Gene Kelly aussi sexy d’ailleurs (bien que très féminisé parfois, mais pourquoi pas).

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