La rose et la flèche (Robin and Marian)

Richard Lester, 1976 (États-Unis)

 

Sandra Gorgievski dans un texte intitulé « Réalisme, stylisation et parodie dans le film à sujet médiéval des années 1970 » commençait par dire que cette décennie était marquée par « un renversement des valeurs, la désacralisation des modèles et une libération des mœurs » 1. Alors que les personnages principaux n’y apparaissent pas, l’ouverture tout en symboles de Lester est en cela assez remarquable. Dès les premiers plans se succèdent des pommes mûres puis des pommes gâtées (comme deux natures mortes successives), le soleil brûlant qui offre avec les fruits une correspondance de forme, ainsi qu’une épée filmée comme une croix devant la lumière, puis le gros plan d’un vautour et celui d’un borgne qui ne cache pas sa mutilation, enfin le sol sec et poussiéreux sur lequel le nom des acteurs principaux s’affiche : Sean Connery, Audrey Hepburn et Robert Shaw. Dès les six premiers plans, Lester tranche avec les films de cape et d’épée et l’esprit d’aventure des précédentes adaptations de l’histoire de Robin des Bois. Que ce soit les versions anglaises de la Hammer (Sword of Sherwood Forest de Terence Fisher, 1961, A challenge for Robin Hood de Pennington-Richards, 1967) ou les productions italiennes (Il trionfo di Robin Hood de Umberto Lenzi, 1963, L’arciere di fuoco de Giorgio Ferroni, 1971), toutes ces histoires misaient sur le champion des pauvres, les combats épiques, les aventures légendaires. Rien de tout cela avec La rose et la flèche. La symbolique employée tord le mythe : il y ait question de corruption (et le récit précise par la suite qu’elle concerne aussi bien les corps que les valeurs), de violence (plus brute et réaliste que celle proposée dans l’imagerie hollywoodienne qui a précédé et celle européenne qu’elle a influencée) et d’une âpreté toute nouvelle.

Néanmoins, si l’on poursuit le mouvement de caméra du plan débutant sur le sol sec, deux soldats en armure s’approchent et déterrent un peu maladroitement une roche. On ne comprend tout d’abord pas très bien de quoi il en retourne et on pense à un trésor ou à une arme cachée. C’est bien d’une arme qu’il s’agit, mais sans valeur aucune, une vulgaire pierre, un gros cailloux que les deux hommes en armes portent avec peine jusqu’à une catapulte. Un plan d’ensemble révèle le siège d’un château. La scène poursuit la démythification sur un autre registre que celui symbolique des premiers plans. Les soldats ont de gros casques et se cognent avec, l’un d’eux se pince le doigt avec la pierre, celle-ci projetée par la catapulte disparaît au pied de l’enceinte crénelée sans la toucher, le château s’avère être sans défense, le siège un fiasco… Le film brouille vite nos repères en avançant par saillis sur le terrain de la farce2. Robin s’apprête même à visiter un champ de navets pour y chercher un « trésor » convoité par son roi, une statue soi-disant en or qui a justifié l’attaque ébauchée du château limousin. Mais la statue n’est pas en or, seulement en pierre, et l’objet ramène astucieusement le spectateur au gros cailloux déterré auparavant par les soldats et que l’on a pris un instant pour un trésor… Le spectateur aussi désireux de richesse (et qu’une longue période de prospérité après 1945 a peut-être rendu plus désireux encore) est lui-même amené à s’interroger. Loin de ses symboles, Ridley Scott dans son propre Robin des Bois (2010) livrera une toute autre version du siège de Châlus, à la fois plus brutale et plus épique3.

Dans La rose et la flèche, la première scène évolue cependant encore vers un autre registre avec l’arrivée de Richard Cœur de Lion (Richard Harris) et d’autres de ses troupes. Le roi, que Robin a jadis défendu et en lequel il a toujours placé sa foi, s’avère être un tyran démentiel. En une série de répliques, on comprend le roi cupide, injuste et cruel. Un « monstre sanguinaire » lâche le héros avant de se faire enfermer dans un cachot avec son compagnon Petit Jean.

Une fois sortis de ce mauvais pas et finalement délivré des services de sa majesté (l’autre majesté4), Robin et Petit Jean (Nicol Williamson5) décident de regagner les terres de Nottingham abandonnées jadis. Un plan nous fait croire à l’aventure retrouvée : les voilà cavalant dans les hautes herbes sur la musique très enlevée de John Barry et sous le regard un peu incrédule de paysans en plein labeur. Mais des héros des temps anciens, il ne reste que d’aimables croulants. (My fair) Lady Marianne (Audrey Hepburn) que l’on rencontre bientôt est devenue nonne dans une abbaye (Kirkly, qui a surtout l’allure d’une simple ferme) et ses dents lui font mal. Par ailleurs, « mère » supérieure, Marianne n’aura jamais d’enfant de Robin. De son côté, Robin, qui ne sait pas trop où coucher, n’a plus tout à fait ni aux armes ni dans les jambes l’habileté passée. Ses os le font souffrir. Ses compagnons, Tuck et Will, sont logés à la même enseigne. Dans la forêt de Sherwood6, la communauté retrouvée s’organise selon le modèle proposé autrefois : tout le monde y est accepté (religieux, guerriers, fermiers, marginaux…), les plus expérimentés prennent en main les novices et tous contribuent aux corvées (années 1970 obligent, les femmes y sont davantage à la cuisine, à la couture et Audrey Hepburn vide ses seaux dans une… fosse d’aisance ?). Même si c’est lui que tous viennent trouver, Robin, que le roi Richard dans la première séquence désignait comme un « pauvre paysan », n’est pas au-dessus des autres (dans son étude François de la Brétèque insistait sur l’« importance [à accorder] à l’aspect plébéien du personnage »7).

Mais de tous ceux-là qu’adviendra-t-il ? Robin ne veut pas les sacrifier. Quand le combat contre l’armée du shérif de Nottingham est inévitable, il préfère engager une sorte d’ordalie sous la forme d’un duel entre lui et son ennemi premier (Robert Shaw). Une parole est donnée par les hommes du roi mais n’est pas respectée. La communauté sylvestre est éparpillée puis massacrée. Le roi Jean sans Terre (Ian Holm), alors partagé entre ses querelles politiques et ses ardeurs pour la trop jeune Isabelle (Victoria Abril), doit-il aussi être vu, en ce milieu des années 1970 comme la métaphore de la hargne conquérante américaine ? En lutte contre « tant d’ennemis », prompt à défaire tout système ayant la semblance d’une organisation communiste, rejetant le modèle fondé sur l’égalité, privilégiant celui où seuls les princes sont récompensés… La désacralisation de Lester est aussi le reflet de la désillusion des années 1970 aux États-Unis. Et Sandra Gorgievski posait bien la question : « Le Moyen Âge est-il l’objet d’un désenchantement ou le moyen d’exprimer le désenchantement d’une époque ? ».

Ce n’est pourtant pas la lecture politique que l’on retient du beau film de Richard Lester. Ce sont ses acteurs et principalement bien sûr le couple vieillissant, Sean Connery et Audrey Hepburn (et à travers eux « Hollywood médite sur son propre vieillissement »8). En effet, les scènes que les acteurs ont ensemble sont superbes. Leur jeu nous amuse quand eux-mêmes s’amusent du contre-emploi dans lequel ils se retrouvent. Leur jeu nous émeut quand il laisse toute leur place aux sentiments et que par un amour absolu les personnages se délivrent enfin de la grossièreté des corps. Ainsi, dans le film, le couple s’affirme progressivement comme l’ultime refuge. Les dialogues échangés sont fins et jusque dans leurs disputes pleins de tendresse. Le texte est signé du dramaturge James Goldman qui avait écrit dix ou quinze ans plus tôt They might be giants et The Lion in winter9. De même, la partition de John Barry garde le souvenir d’un héroïsme passé. La musique les enveloppe ainsi d’une fierté un peu troublée et d’une douce mélancolie. La dernière scène du film, revenant aux symboles et renouant superbement avec la légende, conduit le couple sur le terrain du drame. Et après la dernière flèche décochée, qui jamais ne manque sa cible, on comprend que de la rose d’autrefois il ne reste que le nom .

1 Article paru dans Xavier KAWA-TOPOR (éd.), Le Moyen Age vu par le cinéma européen, Centre européen d’Art, Les cahiers de Conques, 2001, p. 199-220. Voir aussi à propos de ce film François de la BRETEQUE, « Robin des Bois ou comment une geste s’installe dans l’enfance », dans Les cahiers de la Cinémathèque, n° 42-43, 1985, p. 77-78.

2 « Lester, réalisateur d’origine américaine, fait carrière en Grande Bretagne, dont il s’approprie l’humour, la tradition du non-sens et de l’ironie ». Sandra GORGIEVSKI, « Réalisme, stylisation et parodie, dans Xavier KAWA-TOPOR (éd.), op. cit, p. 213.

3 La troisième croisade a eu lieu entre 1189 et 1192. Le siège de Châlus s’est tenu en 1199, alors que Richard avait déjà repris le royaume et Nottingham à son frère. Dans La rose et la flèche, il n’y a pas d’indication chronologique. On sait que Robin a abandonné Marianne quand il a accompagné Richard pour la croisade vingt ans auparavant. Robin aurait entre 45 ou 50 ans en 1199, Sean Connery, lui, a 46 ans au moment du tournage. Le Robin des Bois de Scott commence aussi par le siège du château limousin et la date de 1199 est cette fois précisée. Cependant, alors que dans la version de Lester, Robin a vécu, dans la version de Scott, la légende n’est pas encore écrite. Robin n’est qu’un héros en devenir. On s’amuse à noter que Russell Crowe, au moment du tournage en 2010, est aussi âgé de 46 ans. Cependant, contrairement au Robin de Lester, lui se trouve toujours dans la force de l’âge.

4 Alors que Sean Connery, fidèle à de plus contemporaines allégeances, endossera le rôle une dernière fois pour Irvin Kershner en 1983 dans Jamais plus jamais.

5 Nicol Williamson que l’on retrouve autrement paré dans le rôle de Merlin dans Excalibur de Boorman en 1981.

6 Notons la représentation plutôt réaliste de ce que devait être une forêt médiévale : dense et dure à défricher, offrant des lieux propices au repos, des ressources et de possibles coins à embuscade.

7 François de la BRETEQUE, « Robin des Bois…, op. cit. p. 71.

8 Ibid. p. 77.

9 Deux pièces adaptées au cinéma par Anthony Harvey, en 1971 avec Le rivage oublié et en 1968 avec Le Lion en hiver.

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