La peur

Damien Odoul, 2015 (France)

LE PETIT THÉÂTRE DE LA PEUR

Été 1914, Gabriel a 19 ans et la guerre que même Jaurès n’a pas su éviter est là. La première scène nous plonge d’entrée de jeu dans le petit théâtre de l’horreur. Le lynchage d’un pacifiste refusant d’entonner La Marseillaise et à qui des patriotes jettent un coq à la figure alors qu’il gît au sol fait surgir l’abêtissement des hommes et le grotesque de la guerre : il en est la première victime. Gabriel, son meilleur ami Bertrand et Théophile, le poète sans patronyme partent pour le front. Ils vont connaître la descente aux enfers alors même que la population « imagine la guerre comme un grand cinématographe, un spectacle à ne pas manquer ». Et de ce spectacle nous percevons l’envers du décor que Gabriel traversera tout du long la peur au ventre.

La guerre est une mascarade, pendant le service les effets militaires, les képis et les calots manquent et dans son accoutrement sans panache on voit un soldat arborer un chapeau melon tel un clown grotesque. « La vie à la caserne est une rigolade » écrit Gabriel à sa bien-aimée Marguerite. Puis la peur s’infiltre, intestine, elle frappe de plein fouet, les soldats partent pour le front dans la plaine d’Artois en octobre 1914 et c’est l’horreur quotidienne : « les fringales, le rationnement, la viande de singe qui calme le bide ». La peur paralyse, elle choque. L’escouade de Gabriel croise les blessés de retour de Notre-Dame-de-Lorette, un soldat en tombe à genoux pétrifié ; les hurlements du caporal le sommant de se relever n’y feront rien, la peur aura raison de lui. La peur se voit, elle déchire le ciel noir de ses flammes et étincelles. Elle est partout : dans les tranchées boueuses, sur les uniformes crottés et les visages des hommes, elle leur colle à la peau, elle leur explose en pleine face, elle leur donne des tremblements. La peur s’entend, elle est bruit et fureur. Les bombardements, les explosions, les sifflements, les hurlements, les rires, les voix, seule la voix de Gabriel paraît paisible, posée, presque sereine lorsqu’il raconte sa guerre à Marguerite.

Et pour échapper à la peur, seul le mouvement semble pouvoir le sauver comme quand il entame une danse dans un champ ou lorsqu’il entre en transe au son des tam-tam des tirailleurs africains car, dit-il, « la mort n’existe pas tant que nous marchons ; tant que nous respirons, nous ne risquons rien ». Gabriel s’évade parfois dans un paysage idyllique, une forêt ornée d’un ruisseau à l’onde claire et Marguerite qui l’attend au bord de la rive ou jouant dans l’eau. Des rêves bucoliques d’amour et de fraîcheur qui l’aident à mieux supporter la crasse et le feu des tranchées. Mais bien vite les ricochets dans l’eau redeviennent explosions et les arbres protecteurs et verdoyants ne sont que poutres qui soutiennent les parois de terre d’un abri étouffant d’où il faut sortir pour aller se battre. La peur rattrape Gabriel lors des bombardements ; il tombe à terre, se bouche les oreilles et ouvre une bouche difforme dans un hurlement sourd, un effroi qui rappelle Le Cri de Munch.

D’autres références picturales parsèment le film : Les Désastres de la guerre de F. Goya, Les Joueurs de Skat d’Otto Dix avec ses gueules cassées lors de la scène à l’hôpital, ou encore durant une hallucinatoire rencontre de Gabriel avec des personnages grotesques dont un nain vêtu en femme qui évoque les prostituées du tableau Le Salon ou La femme du Semi-nu de O. Dix encore. L’expression de l’horreur, l’expression de la peur qui fait dire à Gabriel soigné par une infirmière à la curiosité trop insistante et presque malsaine : « […] je vais vous dire la seule occupation que j’ai eue à la guerre, j’ai eu peur. » et l’infirmière de rétorquer dans une moue déçue : « […] C’est la première fois que je l’entends dire ». C’est dans cet hôpital que Gabriel rencontre Nègre, personnage théâtral à la gouaille rieuse et divertissante pour ses camarades blessés, un histrion. Nègre que l’on retrouve plus tard flanqué d’une poule tenue en laisse (serait-ce un détournement ridicule du coq patriotique de la scène d’ouverture ?) et de Ferdinand, un autre clown qui lui aussi soulage de la peur et de l’horreur en pourvoyant les soldats avec de la gnôle et du chocolat. Pourtant le clown est triste et il succombe à la peur en se mutilant afin d’être réformé.

C’est une peur viscérale que les soldats abritent en leur intérieur, une peur à laquelle ils se sont habitués et avec laquelle ils cohabitent tant bien que mal. Une peur dont ils ne peuvent se débarrasser car même quand sonne l’heure de l’armistice, Gabriel avoue : « on n’est pas encore habitués à ne plus avoir peur. »

5 commentaires à propos de “La peur”

  1. Dans la Peur, la vie tourne autour de l’escouade, la plus petite unité de l’armée, une quinzaine d’hommes unis dans les épreuves. Gabriel n’a d’autre horizon réel que ces quinze soldats. Tout comme dans beaucoup d’ouvrages consacrés à cette guerre, il n’a aucune conscience des batailles, des mouvements. La caméra filme les soldats au plus proche des combats, si ce n’est un plan où nous découvrons l’intensité des bombardements et la minuscule place des hommes sous le feu. Les Allemands n’apparaissent pas, à l’exception de deux prisonniers/déserteurs (dont la vie ne tient qu’à un fil si l’on considère le regard fou de haine d’un Français derrière eux) et deux autres tués sauvagement lors d’un assaut français.

    Le paysage tel qu’il apparaît semble isoler Gabriel. Lunaire, terne, hostile, stérile, saturé de fumées, il enferme ceux qui y sont. Non seulement les soldats s’enfoncent dans cette terre humide mais ils ne peuvent pas fuir, il n’y a nulle part où aller.

    Quant à la vie civile, elle n’apparaît à Gabriel qu’en rêve ou hallucination. Sa permission dont il revient n’est qu’évoquée, elle n’a pas sa place dans son récit de guerre. D’ailleurs, la vie civile, ce sont soit des images grotesques, des visages hideux, des gens brailleurs soit la douceur pure de Marguerite, sa bien-aimée, qu’il ne retrouvera peut-être jamais.

  2. Très beau texte évoquant ce très beau film, un des rares dans la production française à capter de la sorte le cauchemar éveillé que fut celui de la Grande Guerre. Il complète formidablement l’excellent roman de Gabriel Chevallier, un des meilleurs témoignages selon moi de ce que fut le calvaire du poilu.

  3. Dans ce film, Gabriel porte sur son uniforme le numéro du 106eme Régiment d’Infanterie.
    Est-ce un hasard de choix des uniformes ou une allusion à un autre écrivain célèbre de la Première Guerre mondiale, Maurice Genevoix, futur académicien, qui était sous-lieutenant dans ce 106eme ?

  4. J’aime bien le fil rouge de ton article, Carole, ce petit théâtre mettant en avant le grotesque, le drolatique, l’incongru. On a craint au début le film didactique, le jeune homme enrôlé, la dulcinée en souvenir, le mythe de la fleur au fusil, le patriotisme basculant trop vite dans un nationalisme exacerbé (aidé en cela par un « bourrage de crâne » dont les soldats ne sont pas dupes)… Mais il ne s’agit que d’une entrée en matière (mot auquel on souhaiterait donner un sens tout à la fois chirurgical et plastique), comme un levé de rideau avant le spectacle de l’horreur. L’économie de moyens (un tournage canadien, ce qui peut étonner…) débouche sur une forme inédite à mes yeux concernant le film de guerre et si Odoul n’atteint pas tout à fait les influences citées (outre Chevalier dont il adapte le texte, d’autres auteurs qui ont eux-mêmes vécu la guerre et surtout le travail d’Otto Dix), tout son film tend vers cette évocation de l’Enfer, intime et commune à tous les combattants, réelle (les tripes exposées et la chair mortifiée, l’industrie et le feu déployés) et rêvée la fois (une âme avançant coûte que coûte dans un paysage désolé, des surgissements inattendus de figures et d’humour tragiques)…

    Odoul dit avoir délaissé les représentations cinématographiques passées de 1914-18 mais on entend dans La peur toute la jactance des poilus et leurs casseroles d’inventions comme dans Capitaine Conan (Tavernier, 1996). Lors d’un passage à l’hôpital, on revoit aussi les gueules cassées de La chambre des officiers (Dupeyron, 2000). En revanche, lors d’un plan saisissant, où les canassons sont renversés et écrabouillés d’obus, Odoul restitue toute l’épouvante que l’on pouvait toujours chercher dans Cheval de guerre (Spielberg, 2011).

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