La femme au portrait

Fritz Lang, 1944 (États-Unis)




Le professeur Richard Wanley (Edward G. Robinson), qui occupe une chaire de criminologie au Gotham College, donne un cours sur la psychologie de l’homicide : « Le commandement « tu ne tueras point » doit être interprété en fonction des mobiles de l’homicide [… ] La légitime défense ne doit pas être jugée au même titre que le meurtre par intérêt ». Pendant son discours, l’universitaire se trouve « pris » dans les rais d’ombre et de lumière projetés par les stores de l’amphithéâtre et la caméra, qui part du fond de la salle, se rapproche de lui jusqu’à ce qu’il disparaisse en un fondu au noir. Dans la scène suivante, il dit au revoir à sa femme et à ses enfants qui le quittent quelques jours. Ainsi, dans ces deux minutes d’introduction, Fritz Lang fait du professeur Wanley le coupable (association du discours sur le meurtre et recadrage sur l’individu concerné) et la victime (fondu au noir, adieux à la famille) des événements à venir.

Le professeur est subjugué par la belle femme peinte sur une toile exposée dans une vitrine à côté de son club. Il s’agit d’un lieu de rendez-vous pour gentlemen. Wanley y retrouve fréquemment ses amis, un médecin et un procureur pour fumer le cigare et discuter autour d’un verre d’alcool. Un soir, il ne résiste pas à retourner voir le tableau (très beau jeu de reflet sur la vitrine) et tombe nez à nez, chose étonnante, avec la femme qui a servi de modèle pour l’intriguant portrait, Alice, interprétée par Joan Bennett (qui tourne plusieurs fois pour Fritz Lang, dans Chasse à l’homme en 1941 ou Le secret derrière la porte en 1948, et, dans un dernier rôle en 1977, pour Dario Argento dans Suspiria). De là, un enchaînement de situations conduit Wanley à agir contre sa volonté : avant d’accompagner Alice chez elle, il se dit qu’il ne devrait pas ; de même, il se bat contre un inconnu qu’il poignarde et tue bien malgré lui (c’est Alice qui met les ciseaux de l’homicide dans sa main). Voilà le criminologue criminel. Wanley se débarrasse du corps qui ne tarde bien sûr pas à être découvert. Une enquête est ouverte et suivie de prêt par l’ami procureur qui, comble du cauchemar, l’invite sur la scène du crime pensant que cela intéresserait l’universitaire… L’implacable mécanique policière est en marche et relève une à une et assez froidement (le témoignage filmé du boy-scout) les différentes maladresses de l’assassin (goûte de sang, bout de tissu, trace de pneu…). La tension monte d’autant plus qu’un maître chanteur fait son apparition. De lui vient pourtant le premier dénouement. Mais Lang se montre un tantinet cruel envers son personnage et, par la même occasion, ne ménage pas mieux les spectateurs car, au moment même où il aurait été possible à Wanley de souffler, le réalisateur lui glisse entre les doigts quelque mixture pour en finir et se délivrer de ce très mauvais rêve… Au final, cet envoûtement pour le portrait d’Alice lui aura causé bien du tort, mais dans une dernière scène la leçon est tirée. Après cette intrigue suffoquante, la conclusion burlesque offre un véritable soulagement.

De prime abord, l’ambition de Lang dans La femme au portrait pourrait sembler moindre que ses célèbres réalisations allemandes (que ce soit Les Nibelungen en 1923 ou M le Maudit en 1931…). Il s’agit pourtant d’un film complexe. En empruntant au film noir et autour des phantasmes d’un homme rangé, il aborde les thèmes de la justice, du désir et de la contrition. Une phrase de Jacques Lourcelles le résume de cette manière : « La femme au portrait tient en effet cette gageure d’être à la fois un récit minutieusement réaliste dans son contenu et puissamment onirique dans son développement. »*





* Jacques Lourcelles, Dictionnaire du Cinéma, Les Films, vol. 3, Robert Laffont, col. « Bouquins », 1999.

Dans son analyse, Marie Bigorie note le développement du thème rêve et réalité jusque dans les décors : « Chaque élément du décor joue sur cette oscillation entre onirisme et réalisme ; le cadre du fascinant portrait est comme propagé à l’infini dans la prolifération de vitres, de miroirs, de portes, de tout type d’encadrements qui prennent place dans le cadre même de l’écran, et sont là comme pour convoquer les frontières tangibles entre rêve et réalité ». Cette idée du passage entre le monde réel et l’imaginaire est aussi abondamment utilisée par Satoshi Kon dans Paprika (2006) et certainement dans quantité d’autres films.

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Une réponse à “La femme au portrait”

  1. Vitres, miroirs, portes : cela ne cesse d’obséder ce bon Fritz Lang qui en place un peu partout dans ses films (notamment dans M le Maudit ou dans Espions sur la Tamise – réalisé la même année que La femme au portrait – avec, là encore, l’excellent Dan Duryea en méchant). On peut aussi y voir une sorte de frontière puisque derrière ces vitrines – et ce sont souvent des devantures de magasins donc de lieux où notre envie de consommation est suscitée – se cachent nos désirs plus ou moins avouables (avec les métaphores sexuelles dans les vitrines de M le Maudit) et il y a toujours une difficulté à les franchir. De même, ce sont aussi des métaphores de l’écran qui sépare le spectateur du spectacle dans lequel se matérialisent une part de ses fantasmes (mais il se sait hors de danger ; La femme au portrait joue de cette rupture; Hitchcock travaillera également beaucoup dessus dans des films comme L’inconnu du Nord-Express, Fenêtre sur cour ou Les oiseaux). Au surplus, cela permet de mettre en place une esthétique superbe et complexe.

    Quoiqu’il en soit, La femme au portrait (ainsi son jumeau de 1945, La rue rouge, avec le même trio Robinson/Bennett/Duryea) appartient sans conteste aux grands, aux très grands films de Fritz Lang.

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