La féline (Cat people)

Jacques Tourneur, 1942 (États-Unis)

CLAIR OBSCUR, CHAIR OBSCURE

La première scène se finit sur le dessin que vient de réaliser Irena. La page arrachée est balayée par le vent avec les feuilles mortes du zoo. La caméra la suit jusqu’à ce que l’on voit enfin ce qu’il y a dessus, une panthère transpercée d’une épée. Au dernier plan du film, comme à plusieurs reprises précédemment, on est revenu devant les cages des grands félins, mais cette fois gît sur le sol le corps d’Irena transformée en panthère noire et percée d’une lame. Le plan sur la feuille de dessin annonce le destin de la femme panthère et Irena, prisonnière entre ces deux images et la répétition du motif, est durant tout le film une panthère en cage, incapable de ne pas succomber au mauvais sort qui lui est réservé depuis le début.

La mise en scène de Tourneur est sans sophistication et pleine de finesse. Ses plans souvent séduisent par leur symbolisme quand ils s’appuient sur les ombres, les bruitages, les décors. Dans l’appartement de la jeune fille par exemple, les objets disposés disent toute l’ambiguïté dans laquelle se trouve l’héroïne. Elle veut échapper au mal (ce que dit la statue équestre d’un prince légendaire avec un chat empalé au bout de son épée levée), mais est tout autant attirée par lui (le grand tableau, dont les chats choisissent de leurs regards Irena pour proie, ou encore bien sûr la grande panthère peinte sur paravent). Plusieurs scènes du film sont matricielles et font références : la poursuite des deux femmes dans la rue où l’angoisse monte simplement grâce au rythme du montage et au jeu sur les ombres et les sons, de même la scène de la piscine où jamais du monstre le spectateur ne verra rien. On pourrait encore citer la superbe scène du cauchemar qui offre sur quelques secondes un pur plaisir de cinéma.

La malédiction qui poursuit la Serbe Irena Dubrovna (la Française Simone Simon) lui interdit de céder aux avances d’un homme au risque de réveiller l’animal qui est en elle. Irena, qui est une jolie brune au minois de chatte, a gardé ses traits et ses peurs d’enfants (d’où peut-être la berceuse souvent fredonnée, écoutée et répétée dans le film). Elle croit ces récits avec lesquels elle a grandi, des sorcières et des créatures mi-humaine mi-panthère qui surgissent pour se venger. Elle ne cesse de craindre le mal qu’elle pourrait faire à son prétendant Oliver (Kent Smith). Même après qu’ils soient devenus mari et femme, elle lui résiste par conséquent… un temps. On peut s’amuser ici de l’incroyable aplomb du compagnon. Oliver, l’Américain sûr de lui et solide de sa personne, prêt à brandir la règle de l’ingénieur comme une croix pour chasser le démon, mais qui n’en flageolera pas moins à l’approche de la bête. Cependant, ce n’est pas après que la jeune fille a perdu sa vertu que la bête se réveille. Le coup de griffe ne vient pas durant la noce. La silhouette animale d’Irena se découpe sur les murs de nuit pour chasser Alice, la collaboratrice amoureuse d’Oliver (Jane Randolph). C’est finalement, et l’on pourrait presque s’en étonner, la jalousie qui ranime la dangereuse féline. Le sujet du film ainsi se déplace, se brouille ou du moins se complexifie. On aurait pu croire en effet à l’évocation « simple » du désir féminin à travers la relation entre un homme et une femme (ce qui avait été annoncé par la superstition), mais il se porte ensuite aussi sur la dispute de deux femmes pour un même homme. Un autre point peut surprendre, c’est la victime assassinée : le psychiatre (le Dr. Judd, Tom Conway) et non l’époux ou la maîtresse supposée. Déçue par Oliver, Irena laisse libre court à ses pulsions et va planter ses crocs dans la gorge du médecin (recommandé par Alice). Ce dernier affichait un comportement trouble : après avoir cherché à débarrasser sa patiente de ses tourments et de ses origines (l’un et l’autre étant inextricablement liés), il tente brusquement de la séduire. Outre les dimensions évoquées, sociale (les relations hommes-femmes) et culturelle (les Américains heureux et l’étrangère inquiétée), voire historique (au moment de l’entrée en guerre des États-Unis, ne peut-on donner un autre sens à ce mal venu d’Europe de l’Est ?), La Féline développe aussi toute une dimension psychologique qui domine le film en partie.

Pour tenter de sortir de l’enfermement initialement évoqué, pour laisser la cage du film entrouverte, peut-être pouvons-nous imaginer que La féline de Tourneur n’est rien d’autre que le mauvais rêve d’une fillette des Balkans. Irena a fait un cauchemar dans lequel elle a entendu les grandes bêtes feuler. On garde à l’esprit cette mélodie « Freudonnée » dans le film, une berceuse pour enfant qui est censée la rassurer. Mais la petite fille des campagnes d’Europe de l’Est a-t-elle véritablement échappé aux messes noires, aux démons de son propre village et aux loups des Carpates voisines ? Ou bien à ces autres monstres qui jusqu’en 1942 triomphent ?

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3 commentaires à propos de “La féline (Cat people)”

  1. Vu il y a très longtemps, et cet article m’a donné l’envie de le revoir !

    Ce que j’avais le plus apprécié, c’est que le film nous laisse une belle part d’imagination. Tout y est suggéré, les sentiments entremêlés, et le N&B ne pouvait que rendre l’atmosphère encore plus mystérieuse.

    Quant à Simone Simon, je l’avais bien aimée aussi dans La bête humaine.

  2. Très bel article qui nous replonge dans les ombres « freudiennes » de Tourneur. Cette superbe déclinaison du mythe lycanthropien sous une forme féminine (incarnée par l’actrice de La bête humaine comme le soulignait très justement ideyvonne) est une des plus belles réussites des production Lewton. A ne pas négliger non plus La malédiction des hommes-chats porté en partie par Robert Wise qui, s’il n’atteint pas la maestria de Tourneur, possède un charme indéniable également.

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