Le joli mai

Chris Marker et Pierre Lhomme, 1962 (France)




« Que repêchera-t-on de nos années à nous ?
Peut-être tout autre chose
que ce que nous y voyons de plus voyant. » *


Entre Les études sur Paris d’André Sauvage (1928) et Daguerréotypes d’Agnès Varda (1975), à peine postérieur à L’amour existe de Pialat (1960), il y a Le joli mai. Lors du premier plan admirable (comme de nombreux autres), une jeune femme grimpe sur le toit de Saint-Eustache. En off, sur un plan large et aérien de Paris, Yves Montand demande : est-ce la plus belle ville du monde ? Pour répondre et surtout donner leur propre vision des choses, Marker et Lhomme filment les paysages qu’offre la ville depuis les toits et depuis les rues. Du centre aux périphéries, dans ce « film à ricochets »*, ils interrogent surtout les habitants, tout un panel affairé à son quotidien et, parfois les mêmes, quelques-uns qui réfléchissent aux grandes questions.



Par exemple, le marchand de la rue Mouffetard qui « reste debout, reste debout, reste debout », de neuf heures à huit heures du soir. Et à huit heures, « Est-il libre ? » lui demande-t-on. Très certainement « Libre de se faire engueuler par sa femme ». Aux heures de pointe sur l’avenue, au milieu de la course empêchée des voitures, le regard perdu d’une demoiselle seule dans la ville (Cléo ?). Montand résume la vie des Parisiens : ils travaillent pour se permettre d’acheter l’oubli de leur travail et les divertissements qu’ils se permettent ne sont que « les zombis du bonheur ».

A l’horizon, la ville se transforme. Les barbares d’une métamorphose faite de tours et de barres (« les grands ensembles ») s’accaparent des pans entiers de la cité tandis que, sur un terrain vague, deux architectes rêvent très sérieusement « d’une Célesteville de gens qui, encore proches de la nature, seraient heureux de vivre ensemble ». La réalité, elle, montre « des murs préhistoriques » qui recommandent encore parfois de prendre des « mesures de protection contre les bombardements aériens » et des logements ouvriers avec une pièce unique sans eau courante. Là, une famille de huit enfants est contente d’être relogée dans un immeuble neuf qui avec d’autres vient de sortir de terre. Elle gagnera en intimité et, loin des harkis leurs voisins, ses filles n’auront plus peur.

A la sortie de la bourse, deux très jeunes commis d’une quinzaine d’années discutent avenir et loisirs. En béret et salopette, le réparateur de pneumatiques, quant à lui, fait de l’art moderne : un Christ en croix en peinture ou l’homme du Cosmos buriné sur une plaque de métal. Ailleurs, un faucheur sur une veste fait diversion pendant le discours d’un inventeur satisfait. Puis, trois sœurs discutent. L’une avance qu’ « une dictature, c’est très vivable après tout ». Puis elle ajoute que de toute manière une femme qui vote c’est ridicule. La seconde acquiesce. La troisième se tait.



Les Français de la métropole viennent d’approuver par referendum les accords d’Evian. Le procès de Salan fait la une des journaux. Les morts du métro Charone sont encore dans tous les esprits (seules images de février, comme une hantise dans ce film de mai). On préfère pourtant évoquer le froid exceptionnel du mois, imputable assure un bonhomme aux bombes nucléaires. Ou bien la grève des cheminots qui pour ceux que cela insupporte n’a d’autre cause que la faiblesse du gouvernement. Dans les clubs le soir, on tente de battre le record du monde de twist ou bien on se laisse contaminer par la fièvre du madison. La guerre d’Algérie, on ne la nomme pas. On n’en parle pas. Et lorsqu’ils sont interrogés sur « les événements », un répond faire « le vide en lui », un autre croit que « tout le monde pense pareil » et qu’il est par conséquent préférable de se taire. De façon plus générale, Marker interroge le rapport que la France entretient avec les immigrés de ses anciennes colonies. Alors que l’on a entendu la méfiance tout autant que l’espoir d’un jeune ouvrier algérien, ou cet étudiant dahoméen pour qui la valeur et le bonheur de l’Européen se concrétisent dans le frigidaire, aujourd’hui, est-il dit, « on a un peu tendance à oublier que le dernier des prolétaires d’un pays colonisateur possède toujours un sous-prolétaire, celui du pays colonisé, et que cette réalité survit à la colonisation ».



A la foire de l’électroménager, les Parisiens s’enquièrent d’une des perles de la civilisation, la machine à laver, avec ou sans minuterie, et donnent ainsi raison à l’étudiant dahoméen. Grâce aux téléviseurs, des soucoupes volantes envahissent désormais tous les foyers et d’abord les plus modestes. Marker s’assoie à la table de deux ingénieurs-conseils qui autour d’un Perrier et une pipe à la bouche débattent du temps de travail et de la perte de prestige des ouvriers du fait de la mécanisation grandissante. Des chats s’incrustent un peu partout dans le film, ceux que l’on accoutre d’un chapeau à plume pour un concours de beauté féline, ceux qui ont gardé leur fierté et narguent les premiers de leurs gouttières. Au détour d’un plan, on aperçoit Agnès Varda lors d’un concert, Alain Resnais parmi les passants, Godard et Anna Karina en voiture. Enfin, une visite aux prisons de la Roquette où une femme explique toute la pénibilité de sa détention et parfois la méchanceté de ses geôlières, ainsi que le défilé militaire place des Pyramides et les mains serrées aux gradés place de l’Étoile, ramèneraient de façon symbolique à une certaine idée de l’État gaullien, permettraient tout du moins de fortement nuancer la beauté de la ville capitale dès le début énoncée. C’est ainsi que mai 1962 a pu être décrit. Pour Marker et Lhomme, Le joli mai.





* Extrait de la note d’intention (1961), dans le dossier de presse préparé par La Sofra et Potemkine Films, paru lors de la restauration du film et de sa ressortie en salle en mai 2003.



A lire en complément :

L’analyse d’Antoine Royer publié sur Dvdclassik le 28 novembre 2013 (consultée le 9 février 2015).

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2 commentaires à propos de “Le joli mai”

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