Cría cuervos

Carlos Saura, 1976 (Espagne)

Petite fille, Ana a vu sa mère se tordre de douleur dans son lit et s’éteindre. De même, son père militaire meurt avec sa maîtresse presque sous ses yeux. Elle et ses sœurs sont alors confiées à la tante très soucieuse que l’ordre soit maintenu dans la grande maison madrilène. En 1975, au moment où le film se fait, seules des machines retiennent Franco à la vie. Dans le film, la tante incarne en quelque sorte le gouvernement de transition mis en place à cette époque-là en Espagne. Cría cuervos n’est pas seulement la métaphore critique d’un régime mortifère mais aussi une œuvre profonde sur l’enfance.

PARTOUT LA MORT
Du haut de ses huit ans, Ana (Ana Torrent*), visage impassible et regard noir comme l’encre, croît avoir empoisonné son père et tuer de la même manière sa tante… Le poison versé dans un verre de lait n’est pourtant rien d’autre que du bicarbonate de soude. Qu’importe, ses meurtres supposés sont commis de sang froid. Lors d’un cache-cache innocent, elle intime à ces deux sœurs l’ordre de mourir. Ailleurs, elle propose à la grand-mère paralytique qui ne vit que de photos jaunies et pour qui le temps reste à jamais figé de l’aider à finir ses jours. Partout autour d’elle, Ana sème la mort. Mais la petite fille la souhaite également pour elle : elle prend volontairement ce qu’elle croît être un poison et, dans une autre scène, imagine se jeter du haut d’un immeuble. Ana joue avec un poupon dans le fond de la piscine vide comme s’il s’agissait du trou dans lequel elle irait mourir avec son bébé (sacrifice d’une génération qui semble reproduire à l’identique les gestes de ses aînés ; la domestique Rosa lui fait la remarque, Ana ressemble à sa mère jusque dans ses défauts). Même le cochon d’Inde meurt ; elle l’enterre selon un rituel étrange, à la fois chrétien (icône religieuse et prière) et presque païen (elle se peint le visage de terre). Cet envahissement morbide prend sa source dans l’autorité liberticide du père. A cause de lui, la mère (Géraldine Chaplin) renonce à sa passion pour le piano (mort de la culture). A cause des infidélités plurielles de son époux, cette femme pâle et chétive souffre au point d’en tomber malade et, du point de vue d’Ana, d’en mourir. Le père est responsable de la déliquescence familiale (et sociétale puisqu’il est une métaphore de l’Etat franquiste, voire le Caudillo en personne), c’est pourquoi Ana, petite insoumise, refuse de l’embrasser dans le cercueil comme lui impose la tante.

L’ESPOIR MALGRÉ TOUT
Toutefois Ana ne porte pas que la mort en elle. Elle a aussi le pouvoir de faire revivre ses proches. Ainsi, devant la glace, une brosse passée dans les cheveux et une croix en pendentif lui ramènent sa mère en pensée. Lorsqu’elle joue avec ses sœurs, elle ne les laisse pas couchées sur le sol comme morte mais prie pour les ramener à la vie. Le film oscille entre pessimisme et espoir. Son titre et son dernier plan en mesurent l’écart. Le titre reprend les premiers mots du proverbe « Cría cuervos y te sacarán los ojos » (« Nourrie les corbeaux et ils t’arracheront les yeux ») qui semble annoncer un avenir funeste à la nation espagnole. Pourtant, le dernier panoramique qui part du groupe d’enfants qui reprend le chemin de l’école pour s’élever au-dessus des immeubles et offrir un horizon sur la capitale est porteur d’un changement, d’un possible renouveau. Parce qu’elle accorde dans un semblable paradoxe légèreté (rythme et mélodie) et tristesse (ses paroles), la petite chanson populaire Porque te vas, composée par José Luis Perales et interprétée par Jeanette, accompagne idéalement l’histoire. Dans le dossier de presse (édité par Elias Querejeta), Carlos Saura déclare :

« Je crois que l’individu est réellement victime de la société moderne. On l’emmène, on le ramène, on le harcèle, on le contraint, on essaie de le diriger, on le surveille… Je crois que nous sommes en train de vivre un processus de destruction, de démolition, d’où surgira autre chose. D’une certaine manière, Cría cuervos traite de ce processus de destruction et de mort. »

L’ENFANCE RETROUVÉE
Cría cuervos traite de l’enfance (le point de vue d’Ana, ses jeux, ses angoisses) et du rapport au temps. Ana adulte (aussi interprétée par Géraldine Chaplin) évoque les souvenirs qui se rapportent à l’été 1975. Saura mêle en des plans superbes des situations et des êtres du passé à celles et ceux du présent. La narration épouse ainsi la complexité des souvenirs et de la mémoire à travers laquelle le présent agit sur le passé et le fausse. La ligne du temps paraît même saisie en un plan, celui du départ en voiture vers le domaine des amis en campagne : le passé vu de la plage arrière par la petite fille, le reflet du ciel et des nuages sur la vitre de la voiture glissant sur la tête d’Ana, l’avenir devant (un inconnu auquel elle tourne le dos) et le présent dans le véhicule qui file sans jamais disparaître.

En 1976, Franco mort , Carlos Saura s’interroge sur le devenir de l’Espagne. Quel sera l’héritage du Caudillo ? Quelles générations souffriront en Espagne des effets de sa politique autoritaire et répressive ? Cría cuervos est un film politiquement engagé, aussi habile pour échapper à la censure que, par exemple, Anna et les loups (1971), mais aussi une œuvre magnifique sur l’enfance, la mémoire et le temps.





* Ana Torrent est repérée deux ans plus tôt par Saura dans L’esprit de la ruche de Victor Erice et devient rare ensuite sur les grands écrans. Elle est dirigée en 1996 par Alejandro Amenábar dans Tesis et plus récemment en 2008 par Justin Chadwick dans Deux sœurs pour un roi.

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