La chevauchée fantastique (Stagecoach)

John Ford, 1939 (États-Unis)




Bien sûr les Apaches sont les mauvais sauvages, les agents d’un chaos auxquels s’oppose la civilisation nord-américaine qui, encore toute jeune, aspire à l’ordre et s’organise (la guerre de Sécession s’est achevée et l’esclavage aboli). Avant même de se manifester, les Indiens hantent le récit comme une menace… Ils ne sont qu’une ombre au générique. La première minute est un collage de chevauchées : la diligence et la cavalerie passent dans un sens et, aux silhouettes des cavaliers de l’armée, juste avant que le « Directed by » ne s’inscrive, se substituent celles des Indiens, furtives et fantomatiques… Geronimo fait trembler tous les bons Américains. Son nom est livré par un indicateur indien, le seul qui soit du côté des blancs, mais bel et bien un traître pour les siens… Même une squaw « domestiquée » par un Mexicain, après nous avoir fait partager une chanson au coin du feu (une récurrence de western), fuit à la première occasion. Il est impossible de leur faire confiance, ni d’échanger avec eux, les Indiens sont l’ennemi par excellence. Cependant, selon ce que rapporte Jean Douchet dans un article sur le cinéaste américain, John Ford s’accapare la mentalité des communautés dont il fait les films et la transcrit à l’image. Environnement et entourages relèveraient donc de la représentation des protagonistes de ses films et non véritablement de celle de Ford*. En outre, s’il n’avait tourné Fort Apache (1948) ou La prisonnière du désert (1956) qui écartent tout préjugé raciste à son encontre, l’argument qui déculpabiliserait le cinéaste transparaît tout au long du métrage : sa grande bonté et son sens de la justice.

A bord de la diligence, ils sont huit voyageurs et leur chauffeur chargé de les mener de Tonto à Lordsburg. Le montage et les cadrages choisis par Ford forment les couples et marquent les divisions : le hors-la-loi Ringo Kid (John Wayne) et le Shérif Wilcox (George Bancroft), puis Ringo Kid et Dallas la prostituée (Claire Trevor), Hatfield le joueur de cartes (John Carradine, impeccable) et Lucy la femme d’officier qui cache sa grossesse (Louise Platt), le docteur alcoolique et Peacock le représentant en whisky. Seul le banquier véreux est isolé. Cette société en miniature est un peu serrée dans la voiture et, craignant les Apaches à chaque étape, leur cocher fonce pour tenter de rattraper la cavalerie qui les devance. Ford cerne ses personnages de deux traits sans qu’ils ne paraissent pour autant trop stéréotypés et, des marginaux aux fiers bourgeois, il offre à tous la possibilité d’un rachat. Les personnages troubles sont en revanche éliminés. Ainsi le placier en whisky, trop lâche, et le banquier escroc et râleur. De même, Hatfield, imbu d’une condition de gentleman qu’il ne mérite pas, meurt sous le feu des balles indiennes.

La séquence d’attaque de la diligence par les Apaches surprend comme une explosion dans le film. Elle brise le schéma esquissé jusque-là (le parcours, une étape et la diligence distancée par la cavalerie). Elle marque aussi l’intrusion du spectaculaire dans l’intimiste qui s’est mis en place durant la première heure. Dans la diligence et dans les auberges, l’enfermement des personnages est l’occasion de tensions et de confidences. Leur intimité est renforcée par la petitesse des espaces clos filmés au milieu des paysages vides et magnifiques de la Monument Valley (historiquement le territoire des Navajos et non pas des Apaches !). Puis, lorsque les Indiens fondent sur eux, la caméra saisit le parcours dans les décors naturels, en de longs travellings. Exécutées à vive allure et dans les nuages de poussière soulevés par les galops des chevaux, les cascades sont fulgurantes pour l’époque. La séquence dure une dizaine de minutes et, à la manière du travelling de Thorpe qui accompagne la charge des chevaliers d’Arthur (Les chevaliers de la table ronde, 1953), laisse au spectateur le souffle court.

Le dernier cinquième du film est un retour en ville (Lordsburg monté en studio) où Ringo Kid, pour venger l’assassinat de son père et de son frère, souhaite éliminer les frères Plummer. Le règlement de compte est préparé (l’attente des futurs refroidis, maladresse et tension au saloon, pas lents lors du face à face en extérieur) et contraste avec la fusillade brutale et sèche (pour prendre un exemple récent, Kevin Costner reprend la façon de faire dans Open range en 2004). John Ford accentue le suspense en laissant les cibles de Ringo hors champ et crispe davantage encore le spectateur qui douterait que Wayne ne s’en sorte pas.

Construction méticuleuse, techniques variées, toutes maîtrisées et significatives (le fameux zoom qui introduit Ringo dans le récit dit tout sur l’héroïsme du personnage), la Chevauchée fantastique atteint un classicisme qui, à la toute fin des années 1930, revalorise un western rendu terne par le nombre de productions**. Avant que le genre ne s’éteigne durant les années de guerre, John Ford offre un modèle devenu mythe.





* J. Douchet, « Le retour de John Ford », dans les Cahiers du cinéma, n° 424, oct. 1989, p. 33-34 : « Le risque, en voyant ses films, ce serait de penser que ce sont ses idées derrière celles des personnages. En fait, Ford n’est que l’interprète, celui qui tente de pénétrer cette mentalité collective qui fonde le sens profond d’une communauté ».
** André Bazin écrivait dans les Cahiers du cinéma en décembre 1955 : « Stagecoach est l’exemple idéal de cette maturité d’un style parvenu au classicisme. John Ford parvenait à l’équilibre parfait entre les mythes sociaux, l’évocation historique, la vérité psychologique et la thématique traditionnelle de la mise en scène western. » art. « Evolution du western » dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Le Cerf, coll. « 7e art », 2000 (première éd. 1985), p. 229.

Article publié sur le site Kinok en septembre 2009.

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2 commentaires à propos de “La chevauchée fantastique (Stagecoach)”

  1. Une erreur à signaler : le fameux plan de John Wayne n’est pas un zoom (qui est un travelling optique, un mouvement des lentilles avec la caméra fixe) mais un travelling avant « physique ». A l’époque, le zoom n’existait pas encore et le travelling avant, qui nécessite une mise au point simultanée est beaucoup plus difficile à réaliser. Il est aussi beaucoup plus beau.

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