Les chaussons rouges (The red shoes)

Michael Powell, Emeric Pressburger, 1948 (Royaume-Uni)

Film de toute beauté. La manière avec laquelle le sujet est cerné n’a peut-être pas de précédent et, comme un ruban trop serré autour d’une cheville, Les chaussons rouges laissent leur marque dans l’esprit de nombreux cinéastes. Sur les écrans, la trace est visible des années 1950 jusqu’à nos jours, et depuis les années 1970 ce sont les maîtres du Nouvel Hollywood qui assurent le relais entre les époques1.

« – Comment définiriez-vous un ballet ?
– On pourrait l’appeler la poésie du mouvement…
– Pour moi, c’est beaucoup plus. Pour moi, c’est une religion. »

Lermontov, qui pose la question du ballet et l’érige en religion, est un tyran de la danse qui, selon ce qui est rapporté, emprunte à différentes figures : Diaghilev, le créateur des Ballets russes qui a eu avec ses danseurs des relations dont il est difficile de ne pas voir les évocations dans le film2, et le producteur Alexander Korda dont la collaboration sur L’espion noir en 1939 fut profitable aux réalisateurs. Boris Lermontov (Anton Walbrook) incarne en quelque sorte l’absolu artistique. Lorsque pour la première fois la jeune ballerine Victoria Page et de son côté le compositeur étudiant Julian Craster s’en approchent, ils subissent toute la supériorité du personnage. Il est pourtant celui par qui leur rencontre devient possible, ce qui nous est dit dans la première séquence où, dans ce théâtre, alors que la caméra n’a encore jamais regardé la scène ni les danseurs qui s’y représentent, les enjeux dramatiques s’exposent dans les galeries, clairement du côté des spectateurs. En effet, les regards échangés, associés au montage, dessinent une ronde qui lie entre eux les personnages : d’abord Julian Craster (Marius Goring), puis le chef d’orchestre dans la fosse, le compositeur au-dessus, Lermontov à ses côtés derrière un rideau (et plutôt au centre du découpage), face à eux la comtesse mécène et sa nièce Victoria Page (Moira Shearer). Cette dernière porte une couronne sur une belle chevelure rousse : elle sera la reine convoitée. Ensuite, pour fermer la ronde, le montage revient sur Craster. De nombreux intermédiaires donc, mais entre Craster et Victoria, seul compte Lermontov.

Dans le cercle décrit, nulle harmonie, et c’est Craster qui le rompt après avoir remarqué que la musique jouée n’est autre qu’un plagiat de la sienne. Il ne s’agit là que d’un éclat parmi tous ceux que le directeur de ballet provoque. En raison de ses intransigeances artistiques, mais aussi de sa jalousie (« And when… did this great romance begin? »), Lermontov est véritable source de destruction : celle du couple que formeront Page et Craster ainsi que la sienne propre. En toute fin de film, comme Dracula perdant Mina, Lermontov annonce totalement défait que Miss Victoria Page ne dansera plus.

Revenons sur la séquence d’introduction qui, bien qu’elle ne dise rien du dénouement, est riche d’autres augures. Quand la caméra se tourne finalement vers le ballet, c’est du point de vue de Victoria et c’est à travers ses yeux que l’on voit les danseurs. Le cadrage resserré d’une part, les jumelles d’autre part indiquent à quel point la jeune fille est absorbée par le spectacle. Probablement se voit-elle déjà sur scène interprétant le premier rôle. La passion qui anime Victoria (et dans cette séquence les spectateurs en général) est même suggérée par le nom du ballet « Heart of fire ». A nouveau, l’essentiel est suggéré par le découpage : l’ordre des plans place Victoria entre le ballet et son futur amant. Il annonce ce sur quoi repose le film, l’impossible choix qui s’impose à elle : « l’art ou la vie ».



Grâce à The Archers, la société qu’ils fondent, Michael Powell et Emeric Pressburger ont joui d’une liberté artistique totale. Ainsi, quelques soient les pistes de réflexions engagées, leur film semble toutes les couvrir. Mais il est avant tout un miroir cinématographique parfait pour le monde du ballet : les acteurs, les coulisses et les salles fréquentées, les voyages à travers le monde et les villégiatures à Monte-Carlo. De ce fait, Black swan de Daren Aronovsky (2010), qui s’inspire des Chaussons rouges, souffre de la comparaison et, tout à coup, la fascination qu’il a pu exercer s’en trouve amoindrie. Aronovsky se contente avec Le lac des cygnes de reproduire une des mises en abyme magnifiques recherchées dans Les chaussons rouges et obtenue à travers le conte d’Andersen. Par rapport à Powell et Pressburger, l’originalité d’Aronovsky sera seulement d’exacerber le fantastique, mais au détriment de tout le reste. En outre, dans les deux films, le propos sur l’art paraît identique, cependant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le premier avait l’audace d’offrir un contrepoint étonnant aux valeurs qui prévalaient à l’époque3.

Par dessus tout, ce qui fait la différence, c’est la fameuse séquence de 17mn entièrement consacrée au ballet. Histoire dans l’histoire, ce passage merveilleux et complexe combine le ballet avec le fantastique cinématographique tel qu’il a été défini par Méliès (apparitions, transformations, fondus enchaînés qui transposent un art dans un autre). Les décors rappellent les films de Cocteau et lorsqu’on sait qu’il s’est chargé de décors pour les Ballets russes, l’anecdote n’est pas tout à fait anodine. Tombée dans les limbes, la rousse aux chaussons rouges erre dans des espaces aussi inquiétants que ceux imaginés par Disney dans ses contes animés (Blanche Neige, 1937, La belle au bois dormant, 1959) ou par Dali pour Hitchcock (La maison du docteur Edwardes, 1945)4.

Le travail sur la profondeur de champ et de scène transcrit la damnation de la danseuse. Son amant est écarté et les chaussons maudits l’entraînent loin dans la folie. Petite chose perdue dans un immense espace, elle danse malgré elle. Parfois les souvenirs resurgissent et profitent à la confusion diégétique : Léonide Massine transformé en Lermontov, Marius Goring changé en Robert Helpmann, le chef d’orchestre qui avance plein d’amour vers Victoria et devient sous la lumière d’un projecteur à la fois personnage du conte et danseur de ballet. Mais ces images de bonheur ne peuvent exister en enfer (presque la description des bolges de Dante) : asphodèles, oiseaux et nuages les rendent non seulement inaccessibles mais renvoient ces souvenirs heureux à leur évanescence. Lorsque les flots frappent la scène, la composition impressionne autant que celles de Welles dans Citizen Kane (1940). La caméra est derrière Victoria placée entre Lermontov et Craster, et le spectateur, qui n’était plus devant la scène mais bien dans la scène, se voit aussi confronté au choix imposé au personnage.

Les chaussons rouges est un film romantique et baroque à la fois. Il présente l’art comme une impulsion, une source d’inspiration et de vie (les étudiants qui, au début du film, viennent s’abreuver auprès de quelques icônes de la musique et de la danse). L’art n’empêche pourtant pas la mort et il lui arrive de la précipiter : final époustouflant à partir du gros plan sur les chaussons, où Victoria dévale les escaliers (dont la métaphore n’est pas celle d’un suspense, mais à l’opposé de la technique hitchcockienne, celle tout aussi forte d’une chute), jusqu’à sa disparition dans la fumée d’un train qui passe. De cette manière, l’art est apprécié dans toute sa contradiction, le beau moyen de fuir le réel et d’oublier notre condition de mortel, sans pour autant nous éviter l’inéluctable5. A considérer le regard vide de Lermontov dans le dernier plan du film, Powell et Pressburger lui prêtent une autre vertu, celle de défaire les diables et les démiurges.

1 L’influence du film est considérable. Minnelli et Kelly s’en inspirent pour le ballet central d’Un Américain à Paris (1951). Scorsese, De Palma, Coppola ne cessent de dire toute leur admiration à son égard (Les chaussons rouges est encore cité dans Tetro en 2009, ou Shutter Island en 2010). Sur ce point, on ira trouver d’autres informations, par exemple, dans les bonus du Blu-ray (Il était une fois Les Chaussons rouges, sur la production et la réception du film, et l’intervention de Thelma Schoonmaker Powell, la veuve de Michael Powell et monteuse de Scorsese).

2 Vaslav Nijinski aurait été renvoyé du ballet après qu’il ait annoncé son mariage avec Romola de Pulsky. Diaghilev était jaloux comme est jaloux Lermontov. Peu après Nijinski, il semble que Diaghilev se soit ensuite séparé de Léonide Massine pour des raisons similaires. De même, dans le film, Irina Boronskaja (jouée par Ludmilla Tchérina) quitte le ballet parce qu’elle se marie. Là encore, se reporter aux bonus de l’édition 2011 distribuée par Carlotta, notamment Ballet Flamboyant, dans lequel Nicolas Le Riche (danseur étoile à l’Opéra national de Paris) et Mathias Auclair (Conservateur en Chef à la Bibliothèque-musée de l’Opéra) parlent des grandes figures du ballet et des parallèles à faire avec le film.

3 Des valeurs auxquelles, certainement, les précédentes productions de The Archers n’échappaient pas. Il est aisé de deviner derrière 49ème parallèle (1941) ou Un de nos avions n’est pas rentré (1942) des films qui mettent en scène des personnages droits, héroïques et patriotiques. Dans Les chaussons rouges, le scénario ne propose plus de mourir pour sa famille ou son pays mais pour l’art.

4 Powell a plusieurs fois parlé de son admiration pour Disney et a longtemps fréquenté Alfred Hitchcock.

5 Melancholia de von Trier (2011) ?

Éléments bibliographiques
– Monk GIBBON, The Red Shoes Ballet : a critical study, Londres, Saturn Press, 1948.
– Andrew MOOR, Powell and Pressburger: a cinema of magic spaces, Londres, I.B.Tauris, 2005.
– Jean-François BAILLON, Présentation des Chaussons rouges lors de la Journée ACPA, septembre 2010 dans Cinémémoire (consulté en nov. 2011).

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5 commentaires à propos de “Les chaussons rouges (The red shoes)”

  1. Article édifiant et passionné, bravo !
    C’est vrai que peu de films parlent aussi justement de la condition d’artiste, montrant l’aspect dévorant de la vocation sans tomber dans un discours élitiste et faux. Le seul autre exemple d’une telle réussite sur ce thème, que je porte tout autant que Les Chaussons rouges dans mon cœur, est Opening night.

  2. Vous soulignez bien le renversement de valeurs préconisé, tel que le rappelle Powell dans son autobiographie. On ne doit pas oublier non plus la contribution essentielle de Basil Dearden, le compositeur. Après la séparation des Archers, le réalisateur retrouvera Moira Shearer dans Le voyeur, chef-d’oeuvre méta devant beaucoup au scénario de Leo Marks, un ancien cryptographe de l’espionnage britannique (à lire chez Faber & Faber). Un dernier point : il faut (re)découvrir Les Contes d’Hoffmann, volet sombre et sensuel du diptyque (ah, Ludmilla Tcherina !), que Romero, dans sa jeunesse new-yorkaise, louait avec un certain Martin S. …

  3. Article excellent et exhaustif. C’est amusant que tu cites Hitchcock (pour dire que Powell fait l’inverse), car, même si je connais très mal le cinéma de Powell – celui ci est le deuxième que je vois après Le Narcisse noir -, j’ai au contraire l’impression qu’on peut le classer dans la même catégorie que celui d’Hitchcock, c’est à dire un cinéma de formalistes. Pas au sens péjoratif de ce terme, qui impliquerait que seule la forme les intéresserait, au détriment du fond, mais plutôt au sens où ce seraient des cinéastes chez qui le fond est déterminé par la forme – à l’inverse par exemple d’autres cinéastes classiques comme Ford ou Hawks, chez qui la forme me semble, elle, déterminée par le fond, et notamment par les personnages. Il en découlerait un cinéma plus « opératique », dans lequel l’émotion serait principalement esthétique (il y a clairement une mise à distance, chez Hitchcock comme dans Les Chaussons rouges, quant aux émotions que ressentent les personnages, mise à distante qui ici est très liée à l’aspect métaphorique et méta-filmique du sujet); et un cinéma plus « organique », dans lequel – à mes yeux en tout cas – l’émotion est peut-être un peu plus immédiate car directement liée aux personnages et à leurs ressentis. Bref, deux sortes de plaisirs cinéphiles, différents mais complémentaires…

    • Et il est vrai que j’apprécie tout particulièrement ce cinéma dans lequel ma compréhension du fond passe d’abord par la forme.

      Pour ce qui est de ma remarque sur les escaliers, je devais certainement être en train de monter (ou de dévaler qui sait ?) les marches de ma collection de motifs !

      En tout cas merci pour ce commentaire analytique. J’ai vu 49ème parallèle et je ne suis pas sûr que ce soit un exemple très porté sur la forme. Mais la singularité du contexte de réalisation exclut peut-être la comparaison.

      De même, je te conseille Blimp qui est magnifique et qui me semble un peu plus « organique » justement que ne le sont les films que tu as déjà vus des Archers !

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