Carrie au bal du diable

Brian De Palma, 1976 (États-Unis)

« ONE MIGHT CALL [CARRIE] A SEX MYSTERY »

En 1960, De Palma réalise son premier court métrage, Icarus, alors que Psychose sort dans les salles. Seize ans plus tard et quelques mois avant Carrie, c’est le dernier film d’Hitchcock, Complot de famille, qui est projeté sur les écrans américains. L’admiration de Brian De Palma pour Alfred Hitchcock est bien connue. Mais lorsqu’on cite les œuvres du premier qui sont directement sous l’influence du second, ou bien qu’elles s’en inspirent ou bien qu’elles en reproduisent des passages à l’identique, les titres retenus sont toujours les plus évidents. Ce sont Sœurs de sang (1973), Obsession (1976), Pulsions (1980), Body double (1984) qui puisent essentiellement dans Fenêtre sur cour (1954), Vertigo (1958) et Psychose. Néanmoins, d’autres films de De Palma (tous ?) portent la marque du maître anglais. Citons par exemple Blow out (1981) qui s’appuie à la fois sur Blow-up d’Antonioni (1966) et sur Rear window. Citons encore Carrie.

Dans ce dernier, deux scènes primordiales et plusieurs éléments ramènent indéniablement à Hitchcock. C’est d’abord la scène de douche, quand au bout du travelling, le réalisateur s’arrête sur Sissy Spacek : « le « monstre intérieur » du féminin, l’envers sanglant de la frise étincelante des jeunes filles dessinée par le travelling du générique » 1. Un ralenti nous la montre sous le jet d’eau chaude et le réalisateur (le véritable assassin) découpe soigneusement son corps : le visage, la poitrine, les cuisses. Le savon tombe et le sang se met à couler. La musique s’arrête. Puis, après un silence, les bruits des vestiaires et les cris prennent le dessus. Pour Carrie, l’horreur ne fait que commencer. Bien sûr, cette scène renvoie à celle où Janet Leigh se fait assassiner dans Psychose et cela n’en est d’ailleurs pas l’unique variation proposée par De Palma 2. Mais il s’amuse avec le modèle et s’en distingue.

En premier lieu, il crée des contrastes : la flûte langoureuse de Donaggio s’oppose en tout point aux crissements stridents de Herrmann, et loin du célèbre noir et blanc de Psychose, la chair est rose et le sang bien rouge. De plus, De Palma s’abstient de reprendre les plans les plus attendus, ceux qui chez Hitchcock construisent l’angoisse de la scène : la contre-plongée sous le pommeau et le trou noir du siphon de douche. Mais la tension ressentie est-elle moins forte chez De Palma ? Non et cette simple douche est même brillamment transformée en un vrai moment de terreur, d’autant qu’il n’y a dans la scène ni couteau, ni aucun élément fantastique. Le sang de ses règles s’écoule et c’est tout ce qui effraye l’adolescente, ce qui lui vaut d’ailleurs le lynchage des autres. Carrie finit prostrée dans un coin sur le carrelage comme Marion Crane finissait morte parterre. En fait, ce parallèle avec Psychose nous révèle surtout le sort à venir de Carrie, morte en quelque sorte dès l’apparition de ses menstrues, morte dès son entrée dans l’âge adulte.

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La seconde scène typiquement hitchcockienne est une scène de réalisation pure. Elle vient au moment du bal de l’école, après que Carrie a coché le nom de son partenaire et le sien propre sur le bulletin visant à élire le couple de la soirée. Aussitôt, un zoom maléfique sur le papier rougi par les spots change la croix de l’innocente en une signature posée au bas d’un pacte diabolique. Une série de plans de coupe montre ensuite la mère de Carrie (Piper Laurie) abattant un grand couteau de cuisine avec démence sur une planche à découper (annonçant le split screen à venir et la catastrophe au gymnase où se tient le bal 3). C’est alors que commence cet habile et très long travelling : une des conjurés relève les bulletins de vote dont celui de Carrie, la caméra la suit jusqu’à un baiser faisant diversion et pensé pour truquer les votes, un signe aux instigateurs cachés sous l’estrade (John Travolta et Nancy Allen) et la caméra file derrière la scène. Là, arrive la protagoniste qui trop tard se rendra compte du seau de sang prévu pour Carrie, tout juste « élue » reine de la soirée. Le travelling est habile car, commençant et s’achevant par elle, il enferme Carrie dans une boucle (le cycle menstruel ?) et, de cette manière, la condamne. Également parce qu’il s’insère dans une séquence virtuose faite de zooms, d’écrans scindés, d’allées et venues de la caméra qui, fixée sur une grue, nous amène à considérer les événements de différents points de vues et placés en hauteur à les dominer (on pense au dispositif de Snake eyes, 1998). Enfin ces mouvements d’appareils et finalement la séquence prise dans son ensemble sont habiles car ils offrent une exposition détaillée du stratagème censé humilier la belle introvertie. En opérant de la sorte, De Palma comme Hitchcock nous met dans la confidence et crée le suspense. Le dévoilement de la machination dans Carrie rappelle ainsi ce que l’on voit dans Sabotage (1936) ou L’homme qui en savait trop (1956).

Ailleurs, d’autres éléments épars sont des entailles plus ou moins profondes desquelles la substance hitchcockienne s’écoule encore. Pour chaque effet télékinétique, les effets sonores plus que la musique sont identifiés comme de « quasi-Psycho violin shrieks » 4. L’expressionnisme qui se dégage de l’absence de symétrie et de l’écrasement de la chambre de Carrie sous les toits, de même les ombres projetées dans la maison enténébrée des « White », n’est pas loin de celui qui accompagne les demeures de Psychose, Rebecca (1940) ou Soupçons (1941). De façon plus anecdotique, le nom de l’école, « Bates » High School, rappelle le personnage de Psychose.

Si la mise en scène saute aux yeux, il ne faut pas en oublier les thématiques elles aussi entièrement hitchcockiennes. L’introversion de Carrie, son ignorance de tout ce qui se rapporte au sexe ainsi que sa soumission à la mère l’apparentent à Marnie (c’est dans la bande annonce de Pas de printemps pour Marnie, sorti en 1964, que Hitchcock faisait de « son héroïne » un mystère sexuel 5). Mais plutôt que Marnie, Stéphane Du Mesnildot préfère revenir sur Psychose. Selon lui, « L’atmosphère puritaine, la haine de la sexualité, les hurlements d’une mère folle, l’enfant martyre, renvoient directement à Psycho et seraient comme le dévoilement de l’enfance de Norman Bates ». Cependant, Bates est un fils possédé par la personnalité de sa mère et assassine de sang-froid. Il tue pour entretenir une intimité pervertie, pour protéger une sphère privée qui a pourri. Carrie, elle, est une fille à qui sa mère refuse de grandir et qui la veut façonnée à son image, la plongeant à cette fin dans un bain de religiosité délirante. Carrie assassine à son tour, mais par vengeance, et elle s’en prend à quiconque lui refuse la possibilité de s’intégrer à l’école ou d’entretenir n’importe quelle relation qui la détacherait enfin de sa mère. Norman Bates entretient la dégénérescence de la sphère familiale alors que Carrie, elle, cherche à la quitter. Les deux protagonistes partagent donc bien quelques points communs, mais leurs natures et leurs motivations s’opposent. En outre, dans le film de De Palma, il n’est nulle part question de jalousie, ce qui est pourtant la cause profonde du dérèglement psychologique de Bates.

Le malaise sexuel 6 transmis de la mère à l’enfant n’en demeure pas moins à l’origine de tous les maux. En pleine dispute, la mère de Carrie avoue bien toute sa honte d’avoir pris du plaisir « en faisant la chose » et en recommençant, ce qu’elle considère comme le pire des péchés. Il nous semble alors pouvoir rapprocher Carrie d’un autre personnage d’Hitchcock, Mélanie, à qui la mère reproche de vouloir attirer les hommes 7 et dont les saillies sentimentales se transforment en oiseaux de malheurs (Les oiseaux, 1963). Mélanie subissait-elle un pouvoir parapsychologique sans le savoir ? Peut-être le sien propre ? Ou à nouveau de Marnie, traumatisée par le meurtre qu’elle commet enfant sur l’un des amants de sa mère prostituée… Mélanie, Marnie, Carrie, souffrent du péché originel et en deviennent toutes les trois les expiatrices. Cependant, Carrie est une enfant des années 1970, plus impulsive et moins soumise que les personnages incarnées par Tippi Hedren, elle s’affirme dès l’adolescence et ne dépend plus d’aucun homme.

A se pencher sur Carrie, on le voit, les liens avec Hitchcock se dévoilent sans peine. La mise en scène sophistiquée de De Palma et plusieurs motifs en rappellent le souvenir, Psychose devenant la référence première. A essayer de discerner les causes du mal, en revanche, un mystère lié au sexe résiste (le mot mystère peut-être à prendre au sens religieux), un mystère qu’entretient De Palma mais d’essence toute hitchcockienne.

1 Stéphane DU MESNILDOT, « La lycéenne américaine à l’âge de sa reproduction mécanique », dans Simulacres, n°1, automne 1999 et publié sur le blog de l’auteur le 11 avril 2009 (consulté le 15 mai 2014). Une autre phrase de l’article dissèque à sa façon la scène : « Le travelling des douches unit les jeunes filles en frise, puis isole un élément étranger ». Du Mesnildot offre dans cette analyse d’autres développements tout à fait passionnants en rapport avec le vampire ou « le martyre de Carrie [comme] miniature de l’Etat américain au milieu des années 1970 ».

2 La scène culte est parodiée dans Phantom of the Paradise (1974), dédoublée dans Pulsions (1980) ou estompée (pommeau, cadrage aux épaules, plaisir, couteau) dans Passion (2012).

3 Comme si Carrie sans cesse cloisonnée, resserrée et enfermée sur elle-même ne pouvait supporter un espace devenu trop grand. Brusquement agoraphobe et capable de télékinésie, à elle de découper les espaces à sa guise, refermant les portes, bousculant les meubles, écrasant les gens. Voir sur ce point, Luc Lagier, Les mille yeux de Brian De Palma, Dark Star, 2003.

4 Royal S. BROWN, « Bernard Herrmann and Brian DePalma », sur L’écran musical, 5 juillet 2011 (consulté le 8 mai 2014). Voir aussi Stéphane Delorme, « Un film pour Pino », entretien avec Pino Donaggio, dans les Cahiers du cinéma, n°686, février 2013, p. 70-73.

5 Le sexe, mais aussi le rouge sang et les pouvoirs de l’esprit rapprochent Carrie et Marnie. Marnie n’a pas de pouvoir de télékinésie mais manque de peu de s’intéresser à la télépathie (c’est le nom d’un cheval sur lequel elle ne mise finalement pas). De plus, la couleur rouge (comme le sang de Carrie) réveille systématiquement en elle un profond traumatisme.

6 Sexuel ou amoureux, à moins peut-être de s’aider de Freud (?), ce malaise originel est difficile à caractériser pour le cas Norman Bates (« Well, a son is a poor substitute for a lover »).

7 « Too blonde hair always looks like a woman’s tryin’ to attract the men ».

A voir, à lire tant sur Carrie que sur le rapprochement De Palma – Hitchcock :

– Alain BOILLAT, « Les reprises du dispositif narratif de Rear Window chez Brian De Palma », Décadrages, n°3, 2004, mis en ligne le 14 janvier 2013 (consulté le 4 mai 2014).
– Romain DESBIENS, briandepalma.online, site créé en 2000 mais sans mise à jour depuis 2009.
– Christophe DESCHAMPS, « Le bal des images », sur le blog Penser le cinéma, 4 septembre 2009 (consulté le 15 mai 2014).
– Stéphane DU MESNILDOT, « La lycéenne américaine à l’âge de sa reproduction mécanique », sur le blog de l’auteur, 11 avril 2009 (consulté le 15 mai 2014).
– Luc LAGIER, Les mille yeux de Brian De Palma, Dark Star, 2003.
– Luc LAGIER, « Hitchcock meets De Palma », émission Blow up, vidéo du 9 juillet 2012, diffusée par Arte (consulté le 11 mai 2014).
– Johanne LARUE, « De Palma/Hitchcock », dans Séquences : la revue de cinéma, n° 168, 1994, p. 19-26.

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4 commentaires à propos de “Carrie au bal du diable”

  1. Une autre scène de douche chez De Palma – au risque de passer pour un spécialiste de celles-ci – est dans le début parodique de Blow out (le Halloween de pacotille, très drôle).

    Voilà un article qui donne envie de revoir ce film (souvenir d’une ambiance de série B, à laquelle ton article analytique ne renvoie pas). Il faudrait revoir aussi certains Hitchcock, dont le souvenir s’estompe.

  2. « Deux mères s’affrontent dans Carrie : Mme White et Miss Collins. A la répression du corps et du plaisir représentée par Mme White semble s’opposer Miss Collins la « bonne » mère dont les punitions sont justes, qui modèle le corps des jeunes filles et les fait passer à l’âge adulte. » (S. Du Mesnildot)

    Pour aller dans le sens de l’article de S. Du Mesnildot, deux mères s’affrontent dans Carrie et dès le début du film Miss Collins prend la place de la mère initiatrice en administrant une claque à Carrie, claque qui semble se justifier au premier abord pour faire cesser les hurlements de la jeune fille mais qui, si l’on y regarde de plus près, peut faire référence à la symbolique de la gifle à une jeune fille devenant femme (gifle suivie par une étreinte affectueuse). Rite de passage, il était d’usage pour la mère de gifler sa fille lors de l’apparition des premières règles pour ‘célébrer’ l’entrée dans le monde de la féminité et de la sexualité.

    Une scène de la gifle que l’on retrouve dans le film de Diane Kurys Diabolo Menthe (1977).

  3. « Je suis comparé à Hitchcock sans arrêt par des gens qui ne comprennent ni Hitchcock ni moi. Je comprends Hitchcock très bien. J’ai vu avec ses yeux. […] Mais certaines comparaisons sont ridicules. On se demande ce que les gens voient à l’écran ! Ils comparent le bain de Carrie à la douche de Psychose. La scène de douche de Psychose est unique : des plans très courts et rapides. Dans Carrie, elle lave le sang en trois plans. Le seul point commun, c’est qu’il y à une fille dans de l’eau ! Faire ce genre de comparaison avec Hitchcock est absurde ! J’ai toujours voulu avoir une discussion avec ces fanas d’Hitchcock pour leur apprendre ce qu’est vraiment le cinéma d’Hitchcock et ses différences avec moi. »
    Extrait d’un entretien avec De Palma fait à Paris en 2004 et figurant au début du documentaire, Obsession hitchcockienne avec Samuel Blumenfeld (documentaire présent en bonus sur le Blu-Ray d’Obsession).

    1- D’abord Brian De Palma se rendrait mieux compte qu’il a tort en lisant le passage sur les douches de notre propre article (on notera que le coquin parle d’un « bain »)
    2- Ensuite s’il n’est pas trop contrarié par son erreur, on accepte quand même une discussion avec lui sur Hitchcock, on pourra toujours apprendre des trucs.

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