Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard)

Billy Wilder, 1950 (États-Unis)




Plaquée sur l’asphalte, la caméra opère un travelling arrière sophistiqué. Elle part du nom de l’artère sur le bord du trottoir et, dans le même mouvement, replace lentement l’horizon dans le cadre. Le générique a eu le temps de s’inscrire, du nom des trois premières vedettes à celui de Wilder, tous écrasés sur la route comme les victimes d’une tuerie. La musique est inquiétante. Les sirènes au loin retentissent. Une voix off annonce :

« Yes, this is Sunset Boulevard, Los Angeles, California ».


La mise en place, noire à souhait, nous ramène aux travellings nocturnes de Lynch ; la caméra sur le capot d’un véhicule, phares allumés sur le bitume, les bandes jaunes qui défilent (Lost highway, 1997 et l’impérieux Mulholland Drive, 2001). Une imperceptible ambiance de mort plane et la police bifurque vers une propriété délabrée où un cadavre l’attend flottant dans la piscine. A partir de ce final, l’histoire est relancée d’un flash-back.

Harcelé par ses créanciers, Joe Gillis, petit acteur et scénariste (William Holden), n’est pas en paix. Sa fuite le conduit auprès d’une vedette oubliée du muet, Norma Desmond (Gloria Swanson), retranchée dans une somptueuse villa.


« There was a time when they had the eyes of the world.
But that wasn’t good enough. They had to have the ears, too.
So they opened their big mouths and out came talk, talk, talk! »


L’actrice jadis adulée attendait un fossoyeur, elle tombe sur Gillis. Le héraut inespéré la ranime et elle le charge soudain de préparer pour elle un nouvel écrin cinématographique ; car la star, infatuée de sa personne, attend de retrouver son éclat d’antan. Cependant ses attentes dépassent le domaine professionnel et la veuve noire profite autrement de la victime perdue entre ses pattes.

Le réalisateur d’Assurance sur la mort (1944) filme Hollywood comme le corps dans la piscine qu’il saisit en un superbe plan, du fond de l’eau. Le cinéma serait un art crépusculaire pratiqué par des personnages moribonds. Billy Wilder réfléchit son casting et, par les acteurs choisis, donne une profondeur à l’histoire qu’il est rare de trouver au cinéma. Ainsi, Gloria Swanson avait tourné dans les années 1920 pour Cecil B. DeMille ou Leo Mc Carey, également pour Erich von Stroheim (Queen Kelly, 1929, dont quelques images projetées permettent à Wilder d’évoquer la gloire passée de Norma). Stroheim joue ici Max le majordome dévoué de l’actrice déchue. Mais depuis 1934 (Music in the air de Joe May), Gloria Swanson paraissait oubliée des studios. La faire interpréter Norma Desmond, une actrice qui cherche à revenir sur le devant de la scène, offrait une étrange résonance au rôle. De la même manière, la carrière de William Holden s’éreintait (son dernier succès commençait à dater ; L’esclave aux mains d’or de R. Mamoulian en 1939*), l’acteur mourait professionnellement et accepta d’interpréter Joe Gillis, le mort flottant. L’histoire personnelle des acteurs enrichit de la sorte celle de leur personnage.

Avec de semblables intentions, Wilder invite des cinéastes pour jouer leur propre rôle. DeMille, alors qu’il travaille dans les studios voisins sur le tournage de Samson et Dalila (1949) et avec qui Norma-Gloria croît à nouveau collaborer. De même, les « statuts de cires » telles qu’elles sont surnommées, invitées par Norma pour de sinistres parties de cartes. Ce sont des célébrités oubliées du muet, H. B. Warner, Buster Keaton, Anna Q. Nilsson, qui incarnent les résurgences du passé glorifié par Norma.

Comme dans Mulholland Drive ou L. A. confidential (Curtis hanson, 1997), pour citer deux perles noires, Boulevard du crépuscule fait l’ébauche d’une carte de Los Angeles : des larges rues du centre-ville (Melrose Avenue, siège de la Paramount**) aux collines qui bordent la métropole et où est censée se trouver l’antique demeure de Norma. Les espaces filmés redéfinissent les centres hollywoodiens et leurs périphéries. A l’écart, la propriété de Norma à l’allure de mausolée effraie par son vide et son gigantisme. La scène de la réception l’illustre : ils sont deux à danser dans une vaste salle (les plans larges accentuent cet espace étiré). A l’opposé, dans l’étroit appartement que Gillis visite ensuite, les gens font la fête et se bousculent joyeusement (plans resserrés). Ces derniers sont des auteurs au chômage, des musiciens sans producteur, des acteurs pleins d’illusions, ce sont toutefois eux qui débordent de vie et qui, à défaut de vivre du cinéma, l’animent (c’est le cas de Betty Schaefer jouée par Nancy Olson ; elle cherche à percer en tant que scénariste alors Gillis, las et entretenu, a abandonné).

Sunset Blvd ne plonge pas totalement Hollywood dans une obscurité vespérale. Demeurent les lumières des projecteurs et tout ce que Wilder donne à voir du cinéma et de sa fabrication. Tout en révélant l’agonie du cinéma hollywoodien et sa démesure, le film s’en nourrit. L’évocation de la rupture qu’a été l’arrivée du parlant ainsi que son essence cinématographique font du chef-d’œuvre de Wilder le magnifique négatif d’un métrage tout aussi parfait, réalisé deux plus tard par Donen et Kelly, Chantons sous la pluie.





* William Holden est connu aussi pour participer des années 1950 aux années 1970 à de nombreux films de Wilder, Cukor, Wise, Ford ou Pekinpah.

** Un plan ou deux montrent les grandes grilles de fer qui servaient d’entrée principale aux studios Paramount, celles-là mêmes que Lynch a regretté de ne pouvoir filmer, faute d’une autorisation, pour Mulholland Drive.

4 commentaires à propos de “Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard)”

  1. C’est vrai que l’ouverture du film est impressionnante. Tu as raison d’insister dessus ainsi que sur l’utilisation de l’espace (le film ne porte pas pour rien un nom de lieu) et notamment l’opposition permanente vide/plein.
    Le film a effectivement présidé à la renaissance de la carrière de William Holden. Je ne savais pas que Lynch n’avait pas eu le droit de tourner les grilles de studio pour Mulholland Drive. Je ne cesse d’être ébahi par la liberté dont a, lui, bénéficié Wilder qui tourne au cœur même du système. Cela reste, pour moi, incroyable.

  2. Pour gonfler un peu plus l’abyme ouvert par le film, Gloria Swanson écrivait dans son autobiographie : « Wilder nous laissa délibérément face à nous-mêmes, face à ce que pouvait éveiller en nous un scénario consacré aux excès et aux névroses d’Hollywood. Le film prenait un caractère pirandellien, quand il ne ressemblait pas à une incursion dans la science-fiction. »

  3. Sur Hollywood et la descente aux enfers d’une star, voir aussi le très beau Un seul amour de G. Sidney, 1957, avec Kim Novak plus belle que jamais dans le rôle de l’actrice Jeanne Eagels et un chouette clin d’œil du réalisateur Frank Borzage dans son propre rôle.

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