Ave, César !

Joel et Ethan Coen, 2016 (États-Unis)

DIVINE PRESENCE TO BE SHOT


Armageddon. C’est à un mot emprunté au Nouveau Testament que Mannix fait référence quand un agent de l’État lui met sous le nez un cliché du champignon nucléaire, la première bombe H de l’Histoire qui explose au début des années 1950. Eddie Mannix (Josh Brolin droit et stoïque en toutes circonstances… ou presque) travaille à Hollywood pour les fameux studios Capitol Pictures (ceux-là mêmes qui payaient à Barton Fink ses scénarios en 1991). Il apprécie son travail de producteur et est à ce point compétent que le gouvernement vient secrètement le démarcher pour travailler dans une toute autre branche que le cinéma. Mannix hésite.

Même si le pseudo-Gable (George Clooney, en jupe romaine cette fois mais dans un registre proche de celui d’O’ Brother, 2000) butte sur ce mot au bout d’une tirade magnifique qui émeut sur le plateau jusqu’à la scripte et manque ainsi d’atteindre la perfection dès la première prise et même si le pseudo-Kelly (Channing Tatum admirable d’aisance et d’excès) place la sienne dans l’idéologie adverse, Mannix, lui, qui a toujours le soucis de bien se comporter aux yeux du Tout-Puissant, montre, contrairement aux autres, par son comportement et la régularité de ses confessions (trop de l’avis du curé) qu’il est encore possible après 1945 de garder la foi. C’est pourquoi on peut ressentir dans l’intonation de sa voix, dans son regard, une certaine inquiétude quand spontanément lui vient le mot d’ « Armaggedon ».

Dans le confessionnal, le producteur est tracassé. Il avoue avoir cédé sur deux ou trois cigarettes alors qu’il avait promis à sa femme d’arrêter. Ce n’est toutefois pas le stress de journées trop chargées qui l’ont fait flancher parce qu’il considère que ce qu’il fait en tant que producteur est « facile ». La cigarette révèle en vérité d’autres inquiétudes et c’est auprès du prêtre qu’il cherche des réponses à ses questions. Faut-il continuer à faire le producteur au sein de l’usine à rêves (biaisée à l’occasion par la politique) ? Ou bien enfin s’attaquer à un travail sérieux et répondre à l’appel du gouvernement ? Entretenir le simulacre hollywoodien (soft power) ou bien entreprendre un office militaire et servir son pays (hard power) ? Son épouse, aimante et dévouée, préfère s’en remettre à sa décision et Mannix, soucieux de ce qui est juste, toujours hésite.

L’emploi du temps du producteur est des plus chargés. Les rendez-vous s’enchaînent. Les rencontres officieuses s’improvisent. La secrétaire qui le talonne dans tous ses déplacements le tient au courant de tout et prend note des demandes et des rectifications pour chaque tournage et chaque situation. Lui gère. En extra et dans la même journée, Mannix s’occupe encore d’une vedette de western, capable de toutes les figures à cheval et au lasso, mais figé sur les plateaux d’un mélo un peu exigeant (Alden Ehrenreich), de la nymphette d’un ballet aquatique tombée négligemment enceinte (Scarlett Johansson dans une copie du Bal des sirènes de Sidney, 1944) ou encore d’un consul romain enlevé par des communistes (Clooney). Méritant son surnom de « fixer », celui capable de tout arranger [1], Mannix tire chacune de ses stars de situations embarrassantes tout en préservant leur réputation. Et pourtant tout ceci n’est pour lui que bagatelles. Ce n’est donc pas le soucis d’être à l’heure à son prochain rendez-vous qui le pousse à regarder si souvent sa montre. En ces temps de Guerre Froide, on pense davantage à la crainte d’une très prochaine catastrophe… Par conséquent, une toute autre préoccupation le conduit sur le Calvaire… à savoir l’urgence de prendre une décision quant à son devenir et à la justesse de ses choix.

L’envie est grande de rapprocher Hail, Caesar! des 8 salopards de Quentin Tarantino sorti peu de temps avant sur les écrans. Tout d’abord les deux films bâtissent leur histoire (américaine) dans le mensonge et la tromperie. Chez Tarantino en bravant le blizzard de la guerre de Sécession. Chez les Coen en révélant un complot communiste au sein même de l’industrie cinématographique hollywoodienne, siège du mensonge par excellence (des fausses dents de la vedette de western à l’Antiquité recomposée d’un péplum à Oscars). Ainsi, tout autour de Mannix est factice et lui-même de différentes façons participe à la farce. Par ailleurs, Les 8 salopards et Hail, Caesar! s’ouvrent sur le plan très comparable d’un Christ en croix. Cependant, tandis qu’on retrouve le Christ endolori au dernier plan du Tarantino, le film des Coen s’achève dans la lumière et au-delà d’un « Behold »[2]… dans un décor de studio.


… le cinéma des frères Coen enseigne le détachement salvateur. Car il est bien question de salut dans ce cinéma. Ulysse et ses compagnons échappent de peu à la pendaison [O’Brother] ; quant à Ed Crane [The barber, 2001], il est depuis longtemps ailleurs […] C’est un cinéma biblique : la fin des temps, c’est maintenant. Alors que faire ? Sauver son âme.  [3]


Au cours d’une réunion exceptionnelle et œcuménique organisée dans les bureaux de Capitol Pictures, les représentants catholique, protestant, orthodoxe et juif sont conviés à s’exprimer sur le scénario du péplum Hail, Caesar! A story of the Christ (le titre complet du Ben-Hur de Wyler qui sortait en 1959 était « A tale of the Christ »). Durant tout le film, Eddie Mannix est dans la même position que le rabbin qu’il interroge, perplexe et indécis. Pourtant comment hésiter en assistant à des scènes qui sur l’écran sont capables de sublimer le réel, d’exalter notre imaginaire et d’illuminer à elles-seules tout un film ? Par exemple dans un pastiche de Donen ou Minnelli, quelques pas de danse dans un bar remplis de marins prêts à virer leur cuti… Heureusement, in extremis, Eddie Mannix lève les yeux vers la lumière (des projecteurs) et retrouve foi en son métier. Il ne s’agit pas de faire du cinéma un veau d’or, ce que montrent les frères Coen dans une de leurs meilleures comédies c’est que le cinéma redonne courage et assure le salut de son âme… enfin, je crois.





[1] Eddie Mannix, surnommé « the fixer » est un producteur qui a réellement existé et qui, pour la MGM du temps de Nick Schenck, a travaillé auprès d’acteurs comme Spencer Tracy ou Clark Gable.
[2] On pense à Fritz Lang, au dernier plan des Trois lumières (1921) ou à celui de Faust (1926).
[3] Philippe Fraisse, « Traité du vide parfait. Note sur le rire des frères Coen », dans Positif n° 653, janvier 2008.

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4 commentaires à propos de “Ave, César !”

  1. Intéressante analyse que fait l’excellent Philippe Fraisse (par ailleurs éminent exégète de l’œuvre de Malick) sur la thématique coenienne. On pourrait en effet faire communier le dernier Tarantino avec le dernier éclat de rire des frangins si ce n’est que leurs Christs n’ont pas tout à fait la même valeur. Celui de Quentin est un artefact sorti tout droit des magasins d’accessoires des films d’épouvante gothiques, une sorte de bondieuserie qui vient défier la diablerie tapie dans l’enceinte de la blanchisserie (se dessine en revanche dans la neige autant que dans les champs de coton blancs de Django unchained la thématique de la souillure sur le manteau immaculé). Celui des Coen est une image absente, une figure transcendante qui échappe à toute définition, même par ses plus proches serviteurs. Les Coen fondent leur regard ironique sur cette mystique avec laquelle ils ont grandi.

  2. Je suis assez d’accord avec ça. De mémoire, exception faite de A serious man (2010) car j’étais passé un peu à côté, je ne connais aucun autre film des Coen qui parle avec autant de clarté de leur rapport à la religion. Dieu n’a par conséquent jamais été aussi présent dans un de leur film et tout à la fois… absent. L’ « image absente » dont tu parles rejoint bien le carton « Divine presence to be shot » choisi ici pour titre. Un autre plan pour illustrer : l’expression deux, trois, quatre fois figée d’un Clooney illuminé… pour de faux.

  3. Bonjour Benjamin,

    Pour moi, au-delà des intentions des Coen et de leur rapport à la religion, le film ne fonctionne pas très bien dans l’ensemble. Trop de scènes de pastiches d’Hollywood dont le statut est incertain. Un récit inégal qui fonctionne seulement par à-coups si bien que l’on peut distinguer des scènes excellentes mais que le film ne produit pas d’impression d’ensemble forte à cause de son ton incertain. Il faut dire que Ave Cesar suit une série de grands films et que j’attends toujours beaucoup des Coen. Puisque tu le cites, je trouve A serious man, grand film, bien plus riche, cohérent et intéressant s’agissant de leur rapport à la figure du dieu absent (j’ai parlé des deux films, et d’autres Coen « chez moi ») sans parler du fabuleux et kafkaïen Barton Fink où ils parlent d’Hollywood avec beaucoup plus de finesse (l’image du tableau dans lequel Barton rentre à la fin est géniale) que dans Ave Cesar.

  4. Je rajoute, pour rebondir sur ce que dit Philippe Fraisse, que le thème central de l’oeuvre des Coen c’est comment être un Mensch, un homme bien (a « serious man « ) dans un monde en apparence absurde et qu’à ce titre A serious man est un film clé de leur filmographie.

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