L’armée des ombres

Jean-Pierre Melville, 1969 (France, Italie)

Dans l’histoire racontée par Melville, la Résistance est un réseau de l’ombre auquel tous les Français sous l’Occupation participent. Du coiffeur barbier (Serge Reggiani) presque antipathique (pire, collabo craint-on un instant), bienveillant en réalité (ce que prouve un geste simple quand il tend son pardessus au fuyard), à l’aventurier rencontré au comptoir d’un café (Jean-Pierre Cassel) prêt à lutter d’une manière ou d’une autre contre l’ennemi nazi, jamais un personnage ambigu ne vient troubler le récit. Longtemps après La bataille du rail (René Clément, 1945) ou Le silence de la mer (Melville, 1948), le cinéma français entretient encore le mythe cher à de Gaulle de la France résistante. Melville, comme Joseph Kessel qu’il adapte ici, était lui-même résistant durant la guerre (Léon Morin, prêtre sorti en 1961 porte aussi sur le sujet). André Dewavrin, le colonel Passy, chef des services secrets de la France libre, interprète même ici son propre rôle.

Appartiennent à cette armée de résistants des héros qui à l’insu d’une France vichyste agissent cachés. Puis arrêtés, torturés, ils meurent pour leurs convictions parfois sans que leurs noms ne soient jamais associés à la libération des zones occupées (Lino Ventura, Simone Signoret, Paul Meurisse jouent impeccablement les rôles de ceux-là). Ces anonymes ne connaissent pas de triomphe et l’Arc de l’Étoile leur est toujours refusé : le premier plan du film, fixe, terrible, surprend à montrer l’armée allemande défiler sur les Champs-Elysées et avancer face caméra sur le spectateur, alors que le film se clôt sur le groupe de résistants en voiture qui, approchant de l’Arc de triomphe, est contraint par un soldat du Reich de s’en détourner. Le symbole est d’autant plus fort lorsque l’on pense aux photos prises le 26 août 1944 montrant le général de Gaulle descendre à pied les Champs-Elysées depuis la place de l’Étoile au milieu d’une foule en liesse.

Le ton est grave : les décors sont tristes et les paysages hivernaux, les couleurs absentes et les plans longs alourdissent une ambiance déjà funèbre. Tout semble caveau pour les personnages : la maison dans laquelle Philippe Gerbier se réfugie seul plusieurs semaines durant, les souterrains de sable et de béton qui servent de lieu d’exécution ou même les quatre planches de bois avec lesquelles Luc Jardie espèrent gagner un peu de chaleur… Pas d’héroïsme donc, des hommes bientôt morts qui résistent malgré tout.

Pour Dvdclassik, Franck Suzanne note dans un paragraphe tout à fait intéressant la trame onirique que l’on peut déceler à travers ce film pourtant d’apparence très réaliste. Melville n’avait-il pas affirmé à propos de son métrage qu’il s’agissait pour lui d’une « rêverie rétrospective » ? Voir aussi ce qu’écrit Joannick Desclercs, « Melville : soldat de l’armée des ombres » sur Filmdeculte.

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2 commentaires à propos de “L’armée des ombres”

  1. Il y a une réalité que ce très beau film de Melville ignore : la division de la Résistance intérieure, les difficultés et différends qui existaient entre le fondateur du mouvement Combat, Henri Frenay, qui était encore attaché à la personne de Pétain mais qui voulait lutter contre les Allemands, et les envoyés de De Gaulle et De Gaulle lui-même, considérés par Frenay comme déconnectés des réalités de la France occupée ; les désaccords profonds entre les deux responsables dépêchés par De Gaulle avec sa bénédiction, Pierre Brossolette pour la zone occupée et Jean Moulin pour la zone dite libre jusqu’au débarquement des Américains en Afrique du Nord et à l’extension de l’occupation allemande à toute la France ; les démêlés de Frenay avec Jean Moulin, ce qui n’est peut-être pas étranger aux arrestations du Général Delestraint (chef militaire de l’armée secrète) et de Moulin à Calluire (on a souvent cité les noms de proches de Frenay, Henry Aubry et Pierre de Bénouville comme ayant quelque chose à voir avec cette capture de Moulin).

    Le film est magnifique, il fait sentir la difficulté de vie de résistants qui pouvaient tous considérer qu’ils étaient en sursis permanent dans une France en réalité profondément divisée entre ceux qui étaient des collaborateurs avec l’Allemagne nazie, ceux qui étaient pro-vichyssois, ceux qui comme Frenay admiraient le Maréchal Pétain mais voulaient résister aux forces occupantes (François Mitterrand sera un peu de ceux-là) et enfin ceux, de droite ou de gauche, qui s’opposaient aussi bien à Vichy,à Laval, à Darnan et à Pétain qu’aux Allemands.

    Melville a finalement obéi à la légende gaulliste qui laissait penser que toute la France avait été unie dans le fait de Résistance. C’est la seule faiblesse de ce film par ailleurs excellent.
    François Sarindar

  2. Complément : le général Delestraint, chef de l’Armée secrète, a été arrêté par la Gestapo à Paris, dans le XVIème arrondissement près de la station de métro La Muette.

    Les anonymes qui luttèrent dans les rangs de la Résistance et auxquels ce film semble rendre hommage (mais sont-ce vraiment des anonymes dont le portrait est ici campé, quand on voit le personnage incarné par Paul Meurisse on serait tenté d’en douter), ces anonymes furent finalement aux prises avec les réalités complexes des organes de la Résistance (mouvements et réseaux).

    Le film montre aussi les liens qui pouvaient exister entre ces mouvements, les organisations de la France Libre et les forces aériennes britanniques qui n’acceptaient de déposer leurs avions ou de larguer des armes et du matériel que sur des terrains qui n’étaient pas contrôlés par la Résistance communiste.

    Tout cela est complexe, Kessel a sacrifié bien sûr, en raison de ses liens avec le Général de Gaulle, à la version gaulliste ou gaullienne des événements, et Melville, par voie de conséquence.
    François Sarindar

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