Apocalypse now

Francis Ford Coppola, 1979 (États-Unis)




EN EAU TROUBLE
Le seuil franchi et l’enfer révélé jusqu’au vomissement des brasiers wagnériens, la barque est parvenue au bout de son tragique serpentement [1] et le dernier tableau peut se mettre en place. Au centre de la jungle devenue église païenne, Kurtz le monstrueux trône. A ses pieds, une cour de fidèles asiatiques et une poignée d’Américains séduits ou égarés (Dennis Hopper bouffon par sa tenue et son excitation, faire-valoir par les objectifs portés autour du cou).

Mais pourquoi Coppola associe-t-il le mal absolu (incarné par Marlon Brando) avec ces indigènes que l’esprit occidental assimile par simplification à une tribu primitive (les flèches, le sacrifice du buffle, l’asservissement) ? Parabole d’une sauvagerie originelle ? J’aurai tendance sur ce point à rejoindre les critiques qui ont rappelé toute l’ambiguïté idéologique d’Apocalypse now [2]. Ainsi, Ignaciot Ramonet relève une contradiction qui, volontairement ou non, fait sens. Dans la fiction, aucun des combats mis en scène n’est perdu par l’armée américaine… Quelles que soient les intentions de départ pour faire le film, et bien que tous les arguments d’I. Ramonet n’aient pas la même pertinence [3], Apocalypse now servirait par moment une logique coloniale [4]…

La séquence avec les colons français (du moins dans la version sortie en 2001) offre néanmoins une critique de la colonisation (à travers le discours du chef de famille à table, mais aussi la prise d’opium que prépare Aurore Clément). Il y est rappelé l’éventuelle légitimité française en Indochine et l’adresse avec laquelle les États-Unis ont créé eux-mêmes leur propre ennemi [5] (The dark knight de Nolan, 2008).


LA CONTRADICTION DE L’HISTORIEN
Par ailleurs, quoique dans le Guide des films, Jean Tulard craigne que l’on ne retienne aujourd’hui que « le côté tape-à-l’œil » du film, il écrit dans son Dictionnaire amoureux : « On a critiqué Coppola : nous sommes loin du Vietnam réel. Mais qu’importe ! Ce qui compte c’est ce que l’on voit sur l’écran, et quel spectacle ! » [6].

Aussi magistral soit-il, et notre plaisir à le voir est indéniable (rien que les premières images sur The end des Doors…), Apocalypse now pose pourtant le problème du dérangement causé par la volonté d’un cinéaste de plonger le spectateur au cœur de l’horreur, mais une horreur spectaculairement mise en scène (ce que fait Spielberg dans Il faut sauver le soldat Ryan, 1998). Le drame qui se déroule à l’écran (à la fois dénonciation politique et tentative d’imitation du passé) est-il moralement compatible avec le plaisir du spectateur ? Formulé autrement, et pour reprendre les mots que Christian Zimmer utilisait en 1979, Apocalypse now « [exalte] une réalité qu’on voudrait pourtant condamner » [7]. Pour répondre à cette façon de voir et de faire, et en allant chercher la solution de la distanciation, rappelons ce à quoi parvenait sur un autre sujet Helma Sanders-Brahms, Allemagne, mère blafarde (1980). Pourtant, Coppola rétorque à son tour par une mise en abîme : le cinéaste a conscience de son spectacle lorsqu’il apparaît lui-même devant la caméra en compagnie d’un caméraman et exhortant les soldats à faire la guerre comme s’il n’y avait pas d’objectif. Cela suffit-il à justifier la démarche ?

Apocalypse now fascine par la pluralité de ses interprétations, par sa complexité (les hésitations du réalisateur, les trois fins possibles…) [8], et en définitive par sa capacité à nous troubler…





[1] La remontée du fleuve est à l’opposé de celle du Big sky de Hawks, 1952.

[2] Christian Zimmer « Apocalypse now ou la faillite de l’Histoire », dans Le Monde diplomatique, nov. 1979 ; Ignocio Ramonet, Propagande silencieuse, Gallimard, Folio – Actuel, 2000, chap. « Hollywood et la guerre du Vietnam », p. 177-185 ; Edward W. Said, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, Le Monde diplomatique, 2000.

[3] La soi-disant vision du réalisateur sur une armée « préoccupée de bonnes manières », « saine, pure et vertueuse » en raison de la morale tirée de la mission de Willard (tuer Kurtz, éradiquer le mal), ou bien le lieutenant-colonel cowboy qu’interprète Robert Duvall qui posséderait « toutes les vertus mythiques de l’officier de droite rêvé ». L’insanité des soldats suivis (Willard) qui peut aller jusqu’à la folie totale (Kilgore, Kurtz) sert la critique anti-militariste et discrédite les exemples choisis.

[4] Sur le seul point de vue américain développé dans le film, voir l’analyse de Saad Chakali, « La circularité infernale de la puissance, retour critique sur Apocalypse Now (1979) de Francis F. COPPOLA » publié sur le site de Cadrage.

[5] Allusion à la politique indochinoise du président Roosevelt.

[6] Jean Tulard, Guide des films, 3 volumes, Paris, Robert Laffont, 2005 (6e éd.). Du même, Dictionnaire amoureux du cinéma, Paris, Plon, 2009.

[7] C. Zimmer « Apocalypse now

[8] Hearts of darkness : a filmmaker’s apocalypse d’E. Coppola, F. Bahr, G. Hicklenlooper, 1991.

4 commentaires à propos de “Apocalypse now”

  1. Francis Ford Coppola signe avec Apocalypse now une œuvre magistrale et dérangeante. Un jeune capitaine se voit confier la mission d’éliminer un colonel qui a décidé d’appliquer ses propres règles de guerre dans la jungle au cœur du conflit vietnamien. En remontant un fleuve pour retrouver sa cible avec ses compagnons d’arme, il est amené à observer et subir les horreurs de la guerre, au risque de sombrer dans la folie de l’homme qu’il doit tuer.

    Ce film est l’adaptation d’un roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres (1898-1899), qui situait l’action au Congo au XIXe siècle, et qu’avait souhaité adapter Orson Welles (repris d’ailleurs par la télévision en 1994 avec John Malkovich). Lorsque Apocalypse now sort en 1979, les États-Unis viennent à peine de sortir d’une guerre meurtrière et perdue au Vietnam. Les longs métrages d’Hollywood étaient alors de véritables hymnes patriotiques où les soldats américains étaient les grands libérateurs (Le jour le plus long de Darryl F. Zanuck en 1962) ou tombaient en héros pour la liberté (Alamo de et avec  John Wayne en 1960). Francis Ford Coppola, au contraire, va montrer des hommes névrosés, perdus dans une guerre qu’ils ne comprennent pas avec son cortège d’horreurs et d’exactions (massacres de civils, bombardements…). Tout comme Cimino avec Voyage au bout de l’enfer (qui précède Apocalypse now de quelques mois), il démontre comment chaque homme a son propre poison en lui capable de le transformer en machine à tuer.

    S’il on ajoute à cela des acteurs dont le jeu est pour tous admirable (mention spéciale à Martin Sheen dans le rôle du capitaine Willard et à Marlon Brando pour le colonel Kurtz) et des séquences d’action spectaculaires (l’assaut héliporté est vraiment inoubliable), il est incontestable que Coppola a changé la façon de relater la guerre au cinéma.

    p. s. : le film est ressorti en 2001 au cinéma dans une version longue et remasterisée. Inutile pour de nombreuses critiques, elle aura tout de même permis de voir des comédiens français à l’écran comme Aurore Clément.

  2. Effectivement Apocalypse now est un chef-d’œuvre. Un de plus dans la carrière de Coppola. Mais en même temps, ce film – on a tout dit sur les conditions de tournage durant lequel toute l’équipe avait plus ou moins « pété les plombs » (Dennis Hopper se prenait pour Dieu…) – lui a quelque part échappé et l’a dépassé. Cela participe à mon sens du génie et de la folie – qui, ici, se rejoignent complètement – de ce film grandiose. Personnellement, parmi les acteurs, j’ai un faible pour Robert Duvall qui aime sentir « l’odeur du napalm au petit matin ». Par ailleurs, la version « redux » de 2001 peut effectivement sembler superfétatoire à la première vision mais, par ses séquences un peu apaisées, elle s’avère finalement bienvenue.

  3. Extrait d’une note laissée sur De son coeur en juin 2011.

    Avec La chevauchée des Valkyrie, un parallèle peut être fait entre La naissance d’une nation et Apocalypse now. En 1915, Griffith utilise cet extrait de l’opéra de Wagner pour le surgissement « héroïque » des cavaliers du Ku Kux Klan. La musique avait dès son écriture un caractère romantique, épique et, inspirée de mythes germaniques (les poèmes du Ring), clairement nationaliste. Griffith transfère toutes ces caractéristiques dans sa séquence et lui colle en plus un racisme faisant inévitablement écho à l’antisémitisme wagnérien (cf. Le judaïsme dans la musique paru en 1850).

    La reprise du morceau par Coppola souligne donc un nationalisme et un racisme que je n’avais pas du tout réalisé la première fois et sans avoir vu La naissance d’une nation. Assez naïvement, je n’y ai vu que le caractère épique qui contrastait magnifiquement avec la tuerie orchestrée par les Américains.

    Bien sûr le racisme s’entend à travers le vocabulaire des soldats au Vietnam quand ils parlent de leurs ennemis, mais de le signaler en musique dans pareille scène révèle, non plus le racisme individuel des soldats noyés dans l’horreur, mais celui d’un État, ou nation, qui a pourtant la distance nécessaire à la réflexion.

    Coppola critiquerait ainsi les motivations de ces manœuvres militaires, en partie racistes. L’intention contredirait alors le trouble idéologique dans lequel baignerait le film et que les critiques avaient parfois dénoncé à sa sortie.

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