Antichrist

Lars von Trier, 2009 (Danemark)




Le film a défrayé la chronique lors du festival de Cannes 2009 mais au milieu des paillettes et du « m’as-tu vu » outrancier, certains sont facilement choqués. D’ailleurs Antichrist n’est pas le premier film qui fit scandale sur la croisette : Ferreri avait provoqué un tollé avec La grande bouffe en 1973 comme la fellation que pratiquait Maruschka Detmers dans Le diable au corps en 1986… Après la projection de Antichrist, les réactions ont été vives et diamétralement opposées : Lars von Trier (qui, rappelons-le, avait déjà obtenu le Grand prix du jury en 1996 pour Breaking the waves et la Palme d’or en 2000 pour Dancer in the dark !) s’est fait littéralement insulter par de nombreux critiques et à l’opposé encenser par d’autres… Tout ceci semble excessif… Mais, c’est certain, Antichrist ne peut laisser indifférent.

Le couple que forment Charlotte Gainsbourg et Willem Dafoe (jamais leurs noms ne sont donnés, c’est juste un couple, une femme et un homme) perd un enfant. Il se défenestre pendant qu’ils faisaient l’amour. Dépressive et se sentant coupable depuis cet événement tragique, elle suit une thérapie qui visiblement ne porte pas ses fruits. Lui est thérapeute mais s’était interdit d’intervenir auprès de sa femme. Pourtant son amour est trop fort et il ne supporte plus de voir celle qu’il aime aller plus mal. En désaccord avec l’avis de son thérapeute, il estime qu’elle souffre inutilement et pour de mauvaises raisons. Il la prend donc en charge et fait tout son possible pour l’aider à surmonter son chagrin et ses peurs : le long et douloureux travail de deuil doit commencer. Dans le cadre de cette thérapie, le couple se retire à « Eden », un chalet perdu en pleine forêt où le personnage de Charlotte Gainsbourg avait l’habitude de se rendre pour s’isoler afin de travailler sur une thèse. Cependant là-bas, le couple affronte ses démons…

Antichrist démarre par un prologue très stylisé avec ralentis, noir et blanc magnifiques, le tout sublimé par la musique de Haendel. Une photographie à couper le souffle. Il se termine de la même manière par un épilogue plus court mais tout aussi beau. Le film mêle ensuite plusieurs thèmes (la mort, le deuil, le sexe, la psychanalyse, l’occultisme, la religion, la démence, la douleur, le mal…) pour en faire une sorte de tableau vivant. Le film est d’ailleurs lui-même découpé en chapitres et s’articule autour du deuil, de la douleur et du désespoir, « les trois mendiants ». Certes, Lars von Trier ne prend pas de gants pour aller jusqu’au bout de son propos et ne paraît pas non plus beaucoup s’être censuré pour imager pleinement son récit et par là-même exorciser des peurs primaires et ancestrales… Mais de là à parler de violence gratuite, je ne suis pas d’accord. Certains sujets méritent d’avoir cette liberté de ton et ont parfois besoin de ces images chocs. Lorsqu’il est nécessaire de montrer un sexe, on le voit à l’écran car c’est le sujet, mais ne résumons pas le projet à ça. Lars von Trier a le don de nous plonger au cœur même de nos peurs en créant une ambiance cauchemardesque particulièrement angoissante… Une tension qui ne se relâche pratiquement jamais (certaines scènes dans les bois sont vraiment effrayantes, alors qu’on ne voit finalement rien d’autre que des arbres et des animaux… Mais filmés de quelle façon !). Là réside tout l’art du réalisateur : nous conditionner dans un état de terreur mêlé à de une fascination morbide pour un sujet glauque qui évolue vers une sorte de mysticisme païen mêlant folie, sadisme, sorcellerie et perversité. Faites de beaux rêves après ça !

Le film recèle aussi énormément de métaphores (l’innocence et la pureté de l’enfant, la blancheur immaculée de la neige qui tombe en opposition à l’obscénité et aux pulsions sexuelles malsaines, l’oiseau tombé du nid qui se fait attraper par un corbeau, image de la chute de l’enfant emporté par la mort) et de références (Nietzsche, Freud ou encore Jérôme Bosch). Antichrist mériterait une étude poussée tant les thèmes abordés sont nombreux, la masculinité et la féminité, le conscient et l’inconscient, la rationalité et la pulsion… Une véritable descente aux enfers, éprouvante et fascinante !

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7 commentaires à propos de “Antichrist”

  1. Sur l’affiche le symbole de la femme sert de « T » au mot « Antichrist ». Pourquoi von Trier associe-t-il la femme à l’Antichrist ?

    Même si cette seule allusion tendrait à répondre par l’affirmative, la misogynie dénoncée par les critiques est-elle réelle ? Ce qui paraît tout de même entrer en contradiction avec plusieurs de ses films où les femmes tiennent non seulement les premiers rôles mais apparaissent héroïnes et pleines de courage (outre ceux que tu cites, voir Dogville et Manderlay, 2003 et 2005).

  2. Si je réponds trop précisément au fait que le symbole de la femme soit le T d’Antichrist, je dévoilerais une partie importante du film… Le fait est qu’il n’y a rien de misogyne là-dedans: ceux qui ont dit ou écrit ça n’ont soit pas vu le film, soit absolument rien compris ! Comme je l’ai dit, le film a choqué et Lars von Trier s’est fait copieusement insulté, et traité, entre autres, de misogyne. En disant cela, certains ont juste mis à jour leur idiotie et leur étroitesse d’esprit devant cette œuvre majeure du 7ème art. Le sujet traite en effet de la femme, mais dans un cadre très précis: celui du scénario du film et pas de manière générale ! Il traite aussi du mal, de la souffrance, de la démence… De plein de sujets à travers une histoire dure et difficilement compréhensible de prime abord: donc il est trop facile de faire des amalgames et de tirer des conclusions négatives hâtives en ne prenant que certains aspects du film. Idem pour l’ « ultraviolence » supposée: oui il y a des scènes choquantes, mais la violence est avant tout psychologique et symbolique. On aime ou on déteste, ça je suis d’accord, mais résumer le film à cette simple violence ou n’y voir qu’un aspect misogyne c’est vraiment ne rien comprendre au cinéma en général et à l’art en particulier.

  3. J’émets aussi une réserve sur ta représentation du thème traité : il me semble que l’absence de nom des personnages et la référence directe à L’Antéchrist de Nietzsche (sur lequel j’apprends tout de Wikipedia : ouvrage qui « traite de l’avenir de l’homme » et critique la dépréciation des valeurs par le christianisme, ainsi « une vie meilleure justifie celle-ci »), inscrivent le projet de Lars von Trier dans une universalité certaine (ce que finalement tu reconnais toi-même en évoquant l’exorcisme de « peurs primaires et ancestrales »). Charlotte Gainsbourg serait donc bien « la » femme c’est-à-dire toutes les femmes ou plus simplement son symbole (et l’on retombe là sur celui de l’affiche).

    Par ailleurs, certains critiques n’ont été ni outrés, ni fascinés. Pierre Murat dans Télérama dit son indifférence : « Avec Antichrist, Lars von Trier reste un piètre penseur. Mais, contrairement à tant d’autres, il pense. Enfin, il fait tout pour… »

    Notons encore deux avis plus positifs un émanant du très chrétien La Croix (Arnaud Schwartz signe ces lignes : « Pour choquant qu’il soit, Antichrist a le caractère irréductible des œuvres qui posent question. C’est aussi le fruit monstrueux d’un grand cinéaste, plongé en pleine nuit »), l’autre, proche du tien, en cela qu’il vente particulièrement la forme, de Sarah Elkaïm sur Critikat.

  4. Je suis plus un intuitif qu’un analytique. Antichrist est une vraie expérience de cinéma, comme on en rencontre finalement très peu et je reste sur une impression assez énorme sans avoir forcément l’envie de la disséquer et de l’analyser au microscope. La force et le mysticisme de la nature, moi qui adore recouvrir mes murs de photos d’arbres et de forêts, sont si bien rendus.

  5. Avec beaucoup de recul, j’avoue avoir vraiment aimé le film malgré quelques maladresses (le renard qui parle, c’est tout de même un peu limite). Je suis d’accord avec Ludo, on ne peut pas limiter le long métrage à de la simple violence gratuite. Bien sûr, il faut tout de même dire que l’œuvre s’adresse à un public très averti et je comprends que certaines scènes puissent choquer. Pour le reste, le scénario est vraiment original, les acteurs sont géniaux (mention spéciale pour Willem Dafoe) et le travail sur l’image de Lars von Trier est extraordinaire.

  6. A part l’incompréhension que j’ai à comprendre les critiques du film et tout ce que vous avez cité, j’avoue ne pas m’être excité sur le contenu implicite du film.

    Je pense qu’il y a mésentente dans l’attribution du contenu par rapport au titre de l’ouvrage de Nietzsche, ou alors vulgairement, très vulgairement.

    La seule hypothèse que j’autorise, c’est d’y entrevoir un film néo-freudien (ça me semble même flagrant) avec tous les allusions au penseur autrichien, que ce soit l’image du renard, qu’on peut retrouver dans ses écrits, ou toute l’analyse de la sexualité comme néo-expiation du pêché humain. Et par là, le film suit un mouvement anti-chrétien puisque la sexualité n’apparaît pas comme le pêché, le mal, l’interdit mais comme la sortie à ce pêché.

    Ce néo-freudisme est pourtant bancal puisque Lars von Trier a voulu plutôt s’en débarrasser mais s’est empêtré encore plus dedans, puisque l’introduction est claire, il y a justement inversion du freudisme, vis-à-vis d’un complexe d’Œdipe totalement remanié : l’enfant ne veut plus tuer son père du fait même qu’il prend sa vie (sa mère par le sexe) mais ici c’est la mère qui veut tuer le père qui a tuer son fils par la cause sexuelle. Et cette thèse ne reste pourtant pas une inversion, puisqu’elle déclare bien la vie ou le sexe comme à la fois pulsion de vie et pulsion de mort.

    Mais si on pousse plus loin, la vision Nietzschéenne peut apparaître si le film se positionne en face du Freudisme, et notons cette réplique qui peut nous y faire penser de Charlotte G. :

    « Mais Freud est mort n’est-ce pas ? Depuis les rêves ne veulent plus rien dire », ironisant sur la psychanalyse de l’inconscient.

    Bien que certains réfutent le signe de la femme sur l’affiche qui achève le terme Antichrist, ça semble pour moi résumer tout le geste de Lars von Trier ; vis-à-vis de ce que j’ai expliqué, ce film TENTE de se débarrasser de la vulgate freudienne, qui -pour moi et pour le film- n’est finalement qu’une prolongation masquée du christianisme, par au moins sa morale et par son mécanisme d’expiation (à Dieu ou au psychanalyste). Et par là, la femme devient l’Antichrist en tuant symboliquement la psychanalyse par l’assassinat réel de son représentant dans le film, son mari/le père/le thérapeute. En tuant le thérapeute (qui n’est rien d’autre qu’un renvoi à la médication psychanalytique) elle tue la psychanalyse, et dans la lignée le christianisme.

  7. A propos du titre.

    Le terme antichristos terme grec, trouve son origine dans deux épîtres attribuées à Jean. Luther, dans sa traduction du Nouveau Testament a rendu ce terme par Der Widerchrist. Il y a en en effet trois mots correspondant à « ajntivcristo » en allemand : Der Endchrist, der Widerchrist, der Antichrist.

    Der Endchrist est un terme théologique peu utilisé. Signifiant littéralement « le Christ de la fin », il désigne cet individu devant venir à la fin des temps pour prêcher une religion contraire à celle du Christ. Der Widerchrist, littéralement le « Contre-Christ », fut la traduction officielle de « ajntivcristo » jusqu’en 1911, celle de Luther donc. C’est le terme employé par tous les théologiens et les érudits au temps de Nietzsche. Der Antichrist, dérivé des langues romanes, était surtout connu du peuple. Nietzsche a volontairement choisi der Antichrist aux dépens de der Widerchrist plus utilisé à son époque. Il a voulu par là, marquer son mépris des théologiens et sa volonté d’apparaître comme une espèce de monstre : der Antichrist est un mot qui effraye le peuple. Mais plus que tout cela, en préférant le préfixe grec « anti » au préfixe allemand « wider » Nietzsche insiste sur l’origine grecque de cet Antichrist.

    C’est pour cela que nous prenons le parti de traduire Der Antichrist par l’Antichrist, et non l’Antéchrist. « Antichrist » n’est par ailleurs pas un pur néologisme, la plupart des dictionnaires de la Bible, comme celui d’André-Marie Gérard, l’acceptent. Le terme a même été officiellement établi au 17e siècle, avant de recéder la place à « Antéchrist ».

    Voir les écrits de Yannick Souladié (professeur à l’Université de Toulouse le Mirail).

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