Achille et la tortue

Takeshi Kitano, 2008, sorti en 2010 (Japon)

Après avoir mis tout le monde d’accord avec deux films d’une étonnante maîtrise stylistique et formelle (Sonatine et Hana-Bi, en 1995 et 1997), Takeshi Kitano continue d’explorer cette nouvelle voie grâce à laquelle il espère échapper au carcan dans lequel ses admirateurs et les milieux du cinéma voudraient l’enfermer. Avec Dolls (2002), Kitano avait déjà tenté de briser cette image en poussant sa logique de cinéaste jusqu’à son terme (narration torturée, esthétique travaillée, dialogues minimalistes). Puis après s’être offert une parenthèse récréative (Zatoichi, 2003) Kitano avait repris ses expérimentations fantasques, et parfois discutables, avec Takeshis’ et Glory to the filmaker (2005 et 2007), deux films totalement déstructurés, qui laissaient tantôt apparaître Beat Takeshi* tantôt le Kitano réalisateur, mais permettaient surtout d’observer l’incroyable crise d’inspiration et l’ampleur des doutes qui assaillaient alors le réalisateur japonais. Mais que fait Kitano ? Pourquoi gâche-t-il ainsi son talent ? N’a-t-il plus rien à dire ? Les fans tournaient et retournaient le problème dans tous les sens, en pensant au final que Kitano, en dépit de son talent, n’avait plus rien à exprimer. Il faut croire que cette crise a porté ses fruits puisque le réalisateur livre avec Achille et la tortue une nouvelle fable tragi-comique qui renoue avec le meilleur de sa production, quelque part entre Dolls et A scene at the sea (1991).

Le scénario est comme souvent chez Kitano d’une simplicité désarmante. Machisu Kuramochi, fils d’un riche industriel qui se pique d’être amateur d’art, est passionné par le dessin et la peinture. A toute heure du jour ou de la nuit on peut l’observer attelé à sa tâche, son éternelle tablette accrochée autour du cou, quelques crayons ou tubes de peinture dans la poche, il dessine sans relâche. A l’école Machisu dessine, dans la rue Machisu dessine, sur la voie ferrée Machisu dessine, dans sa chambre Machisu dessine ; hélas il n’a guère de talent et tout juste peut-on être touché par la naïveté de sa peinture. Son père observe tout cela d’un œil bienveillant et le caractère autistique de son fils ne semble guère l’inquiéter. Une attitude qui renforce la névrose du fils, qui évolue perpétuellement dans une bulle d’inaccessibilité. L’entreprise du père fait pourtant faillite et ce dernier se suicide, laissant sa femme et son fils sans aucune ressource. Machisu est confié à son oncle, un fermier irascible qui ne supporte guère son neveu et qui s’empresse de l’abandonner dans un orphelinat à la suite du décès de sa mère. Arrivé à l’âge adulte, Machisu n’a pas dévié d’un iota. Pour gagner sa vie il livre des journaux tout en continuant la peinture pendant ses loisirs. Sur les conseils d’un galeriste à qui il avait présenté ses tableaux, Machisu s’inscrit dans une école d’art pour apprendre la peinture. Machisu n’apprend rien de ses professeurs, mais avec ses nouveaux amis, une bande d’étudiants partiellement déjantés, il découvre l’art conceptuel. Entre projets délirants et humour d’étudiant potache, le jeune homme cherche à faire émerger un talent qu’il croit en sommeil, mais pour lequel il ne semble toujours pas avoir de disposition. Cette période prend brutalement fin avec le décès d’un des camarades de Machisu, à la suite d’un projet parfaitement stupide. Contre toute attente, Machisu rencontre pourtant l’amour, se marie, devient père d’une petite fille, mais persiste toujours à croire en ses talents d’artiste. Sans les incroyables facultés de compréhension et d’empathie déployées par sa femme, sans sa patience à toute épreuve et l’amour indéfectible qu’elle lui porte, le jeune peintre aurait probablement fini au fond du caniveau.

Pathétique, tragique, déprimant ? Oui et non. Sur le fond, Kitano a indiscutablement regroupé tous les ingrédients de la tragédie, mais il émaille son récit d’une succession de gags plus ou moins désopilants qui en désamorcent les ressorts classiques. Ces gags revêtent d’ailleurs un caractère profondément transgressif dans la dernière partie du film, tant Machisu semble sombrer dans la folie et perd les dernières parcelles de son humanité. Le procédé est assez habile et s’oppose à la naïveté dont fait preuve Machisu à travers sa peinture, qui elle n’est jamais transgressive. Le rire du spectateur se crispe devant l’horreur de certaines scènes comiques et le tragique finit par reprendre ses droits. Évidemment, Achille et la tortue porte un regard assez cynique sur l’art, ou plutôt sur les milieux artistiques, mais il est aussi d’une certaine manière autobiographique puisque Kitano continue de s’interroger sur son rôle en tant que cinéaste, sur son œuvre passée et à venir (comme il le faisait dans Takeshis’ et Glory to the filmaker). L’autodérision ne s’arrête pas là puisque les nombreux tableaux qui parsèment le film sont en réalité le fruit du travail du Kitano peintre ; un talent que l’on avait pu également observer dans Hana-Bi. En dépit de ce discours à la fois sombre et critique, Kitano propose une fin heureuse, que l’on n’attendait pas forcément mais qui n’est pas pour autant malvenue. A l’issue de cette conclusion, Machisu renonce à son rêve et abandonne la peinture, un renoncement qui lui permet d’enfin accepter le bonheur qui lui tendait les bras et de retrouver son humanité perdue.

Kitano, en apparence, a définitivement tourné une page de sa carrière. Il n’a cette fois pas fait appel à la fidèle troupe d’acteurs qui jusqu’à présent l’avait accompagné sur la plupart de ses projets mais son casting est néanmoins formidable. Depuis Dolls son compositeur attitré (Joe Hisaishi) a été remercié pour cause de différend et, une fois n’est pas coutume, les vieux démons qui l’habitaient (le milieu des Yakuza et son extrême violence) semblent l’avoir définitivement quitté (il s’autorise tout de même un ou deux clins d’œil). Kitano a donc abandonné ce qui était sa marque de fabrique, mais sa patte est pourtant toujours là et l’inspiration a enfin daigné éclairer le maître. Sur le plan purement formel, Achille et la tortue contient tous les ingrédients du made in Kitano. Les plans du réalisateur sont toujours très travaillés et le bonhomme n’a rien perdu de son talent derrière et devant la caméra. Kitano prouve à nouveau sa maîtrise totale de l’implicite et l’articulation subtile entre dialogues et silences contribue indiscutablement à la réussite de nombreuses scènes clés de son film. La musique est hélas cette fois moins bien exploitée que par le passé, la faute à un compositeur relativement peu inspiré ; on regrette évidemment Joe Hisaishi, mais la séparation entre les deux artistes est visiblement définitivement consommée. A défaut d’être un « grand Kitano », Achille et la tortue est un très bon film, qui rassurera certainement les admirateurs dépités du réalisateur japonais, quelque peu déroutés par ses dernières productions. Mais le grand mérite de Kitano c’est aussi d’oser défier son public et de continuer contre vents et marées à chercher un sens à son œuvre de cinéaste.

* L’autre face de Kitano, celle qui quotidiennement anime à la télévision japonaise une émission humoristique d’assez mauvais goût, mais qui lui assure l’essentiel de ses revenus, lui permettant ainsi de réaliser des films qui ne rapportent rien.

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