White bird (White bird in a blizzard)

Gregg Araki, 2014 (États-Unis)

A 17 ans, Kat Connors perd du poids, sa virginité et sa mère. Arborant des t-shirts de Depeche Mode ou This Mortal Coil, la bande son de l’adolescente est à la fin des années 1980 essentiellement new wave et, dans sa chambre, les posters des énigmes d’Escher l’enferment. Bien loin des ambiances sombres des références citées (ajoutons Eraserhead de Lynch, 1977), Gregg Araki reste pourtant fidèle à la légèreté de ton, aux couleurs pop et acidulées (Kaboom, 2010). Le mélange détonne et, avec les goûts évoqués, en dépit du détachement affiché par la jeune fille devant la psy, un vague à l’âme transparaît.

Alors que Kat répond à ses émois et à ses envies, la mère, Eve, dont le couple ne tient plus que pour sauver les apparences, mûrit dans l’aigreur et la méchanceté… puis disparaît. Avec le grand tableau du salon, un paysage vide dans l’hiver, d’autres espaces glacent les élans de la jeune fille. Elle a des rêves bizarres dans lesquels, le plus souvent, au milieu de nulle part, elle voit sa mère ensevelie dans la neige, comme si le tableau qu’elle détestait avait fini par l’absorber.

Plutôt que sur Shailene Woodley (Kat) qui en star de moins en moins discrète déplace les foules (adolescentes) au cinéma [1], et même si l’on peut évoquer Shiloh Fernandez et Christopher Meloni [2] qui jouent respectivement le petit copain et le père de Kat, c’est sur Eva Green (Eve) que l’on insistera un instant. Car l’actrice, habituée aux rôles de troubles empoisonneuses pour ne pas dire de cruelles fardées [3], tire le récit d’Araki, déjà chronique adolescente cotonneuse et polar alangui, vers un autre registre. Eva Green par son « surjeu », mère devenue monstre (les traits abîmés par la haine et le mépris d’une vie qu’elle s’est laissée depuis les années 1960 imposer), fait aussi de White bird un film fantastique ; non seulement parce qu’elle est très tôt un fantôme pour sa fille, mais également parce que cette mère sexy n’est plus réduite qu’à une seule image, glacée et transparente, de la femme au foyer. Pour elle qui voit sa beauté se faner au fur et à mesure que sa fille s’épanouit, l’idée est détestable. Et si Eve ne s’était auparavant évanouie dans la nature, le personnage vidé de son être aurait pu finir comme Angelique Bouchard dans Dark shadows (Burton, 2012), une enveloppe brisée de mille éclats.

Cependant, White bird est parfois plus subtil que l’intrusion d’une Artémise vengeresse ou d’une Vanessa Ives possédée dans le salon coquet d’une héroïne de Sirk. Gregg Araki donne en effet à son adaptation du livre de Laura Kasischke (L’oiseau blanc dans le blizzard, paru pour la première fois en 1999) une dimension plus étrange que fantastique. Lorsque Sheryl Lee apparaît, la Laura Palmer de Lynch (Twin Peaks, 1991), dans le rôle de la petite amie du père, il y a de manière réflexive une certaine insistance. Insistance sur l’idée d’une réalité trompeuse : cette petite amie qui paraît redonner joie au père est sous prosac. Insistance sur la possible culpabilité du père : en faisant le choix de cette actrice, Araki installe aux côtés du moustachu l’image obsédante du corps refroidi et bleuté de Laura (l’introduction de la série de Lynch). Insistance sur un mystère (toute la substance de ce personnage fameux de Lynch) qui même une fois l’intrigue achevée demeure, comme la part que Kat tient en elle de sa mère et qui, certainement, la trouble plus qu’elle ne l’indiffère.

[1] The descendants d’Alexander Payne (2012) nous rend plus curieux que les gros succès de Nos étoiles contraires (Boone, 2014), des épisodes de Divergente 1 (Burger, 2014) et 2 (Schwentke, 2015) ou du diptyque à venir Allegiant (Schwentke, 2015).
[2] Le premier revenu d’Evil dead (Alvarez, 2013), le second de douze saisons de New York Unité Spéciale (1999).
[3] Vesper Lynd la traîtresse dans Casino royale (Campbell, 2006), Artemisia dans 300 : la naissance d’un Empire (Noam Murro, 2014), ou Vanessa Ives dans Penny Dreadful (John Logan, 2014).

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6 commentaires à propos de “White bird (White bird in a blizzard)”

  1. Sheryl Lee (cf. son requiem en Laura Palmer par votre serviteur, où figure aussi un tableau ensorcelé) et Christopher Meloni : deux (excellentes) raisons de découvrir cet Araki-ci, dont The doom generation, on l’avoue volontiers, ne nous laissa guère un impérissable souvenir, contrairement à Miss Green dans l’esprit de sa fille, épouse fantomatique disparue sous la neige, tel Bruno Cremer en mari spectral Sous le sable d’Ozon : ah, l’éternelle culpabilité de nos pères…

  2. Je ne connais pas Meloni, n’étant pas friand des séries policières du type évoqué plus haut… Mais j’ai lu aussi qu’il pouvait jouer dans des registres plus sulfureux (Oz ?). Araki compose un casting intelligent, un contre-emploi (Meloni), des ados qui sont rarement de surface lisse (Shiloh Fernandez le minet manipulé, Gabourey Sidibe la grosse noire, Mark Indelicato -quel nom !- en gay latino) ou plane (l’ascension de Shailene Woodley), le flic balaise et velu (Thomas Jane) -le contraire du mollasson de père- (sur lequel la jeune fille fait passer ses désirs) ou la Circé (Green) qui ne peut plus tenir en fée du logis et épouse modèle.

    On peut penser au casting parfait d’une autre banlieue propre et tranquille, sur Revolutionary Road (2009) : Sam Mendes qui avait amené le célèbre couple DiCaprio et Winslet vers un autre naufrage (je cite celui-ci car Araki dit s’être inspiré notamment d’American Beauty, 2000) .

    Quant à White bird, on peut se laisser convaincre par les critiques, ici ou là, qui pensent y voir le meilleur film de son auteur, moins punk (brouillon ?), plus maîtrisé.

  3. « Grosse noire » : guère politiquement correct… Le roublard American Beauty ? Non merci, on en reste à Kubrick trahissant superbement Nabokov ou à Lynch filmant l’inceste comme personne (à l’exception de Tim Roth dans l’éprouvant et méconnu The War Zone, dont le titre dit tout de l’enfer familial) ; quant à Thomas Jane, je vous recommande son Dark Country, séduisant ruban de Möbius (David, encore) à la Rod Serling…

  4. « Grosse [fille] noire », ce sont les mots d’Araki (qui de toute façon ne donne pas dans ces films dans le politique correct)… ceci dit « fille » marque tout de même une différence, je le concède.

    Je me défausse encore, American Beauty, ça ne vient pas de moi non plus, c’est bien la référence d’Araki. Je crois avoir compris que les banlieues américaines, pour vous, doivent être plus malmenées qu’elles ne le sont chez Mendes, terrorisée, ensanglantée, incendiée (Poltergeist, Halloween, Carrie…).

  5. Vous oubliez Blue Velvet, sorte de Sirk hardcore…

    Le mythe édénique de la « small town« , repoussoir rural et provincial de la grande ville, volontiers satanique, trouva son acmé chez Capra, avant que ne s’exerce le regard acerbe et brechtien d’un Lang ou d’un Siegel, par exemple… Je vous renvoie aussi à l’enfer misogyne et métaphysique du Vermont (Les femmes de Stepford, Forbes, 1975). Et plutôt que la banlieue, il s’agit (il devrait s’agir, plus souvent), au cinéma, de malmener le spectateur, avec une cruauté revendiquée autant par Artaud que Bazin !

    L’espace périphérique américain, assez différent de son homologue hexagonal (par la taille, l’absence de centre véritable, l’importance de l’automobile) trouve d’ailleurs à la TV un nouveau terrain de jeux ironique et névrotique ; connaissant votre intérêt pour l’architecture, cet article devrait donc vous « parler ».

  6. Je note l’accent mis sur Eva Green : la grande absente du film aura donc eu raison de la star en pleine effloraison. J’abonde évidemment, et ne mégote pas sur le plaisir pris à la dégustation de ce pain de glace acidulé, légèrement poivré sous la surface, liquide et poisseux à cœur. Enfin un oiseau à mon goût.

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