Twin Peaks : fire, walk with me

David Lynch, 1991 (États-Unis)




Lorsque j’ai vu pour la première fois l’adaptation en film de Twin Peaks, je venais chercher un dernier moyen de replonger dans l’univers de la série, que je ne voulais plus quitter et, comme beaucoup de personnes dans mon cas, j’ai été déçu. Mais qu’aimais-je dans la série, que je n’ai pu retrouver dans le film ?

Dans la série, la petite ville frontalière de Twin Peaks ensorcelle le spectateur comme elle le fait pour son héros si attachant, l’inspecteur Cooper. On brûle de prendre café sur café en vantant les mérites de cette boisson dans le Coffee shop, servi par Shelley ; on veut assister à une crise de folie burlesque de Leland Palmer, chanter des bluettes sur le tapis d’un living-room petit-bourgeois, se faire peur dans les bois et peut-être y croiser l’illustre femme à la bûche. On voit là ce mélange de comique, de passion et de tragique qui devint ensuite une des constantes des fictions de Lynch : dans le sombre Mulholland Drive (en 2001, qui devait être décliné en série initialement), on a ainsi tendance à oublier les scènes comiques, comme celle du réalisateur branché trompé par sa femme avec le mec de la piscine, ou celle du tueur à gages maladroit qui tire sur une grosse dame. Blue velvet (1987) maintient un ton plus uniformément grave, dans mon souvenir.

Si je devais citer une autre œuvre qui représente des relations entre personnages aussi désopilantes, si plaisantes qu’on quitterait bien notre monde pour entrer dans celui de l’œuvre, je ne pourrais trouver que Tintin–Cooper et son enthousiasme sans bornes n’est-il pas un autre Tintin, d’ailleurs ? Son supérieur complètement sourd, interprété par Lynch lui-même, ne fait-il pas songer à Tournesol ? Mais surtout, on recherche dans Tintinet Twin Peaks ces relations entre personnages loufoques qu’on aime parce qu’elles semblent immuables, débouchant toujours sur les mêmes blagues d’habitués.

La série, qui s’est vue diffusée deux saisons, trouve pour point de départ le meurtre d’une lycéenne, Laura Palmer. Cooper vient enquêter et confirme dès le premier épisode son pressentiment : ce meurtre fait bien suite à un autre, qu’il n’a pu résoudre. Ce crime sera résolu au milieu de la saison deux, bien que Lynch fût en désaccord avec ce dévoilement qu’il voulait repousser à l’ultime épisode. Car Laura Palmer, ce cadavre découvert sur la grève au premier épisode, constitue le foyer mystérieux de toute l’activité des personnages de la série, le mystère que la jeune fille aux nombreuses facettes constitue tient tout l’édifice. Un feu brûlait en elle (« She was wild », répètent ses amis d’un air entendu), et tout Twin Peaks continue de s’y embraser même après sa mort.

Le film se propose quant à lui de narrer ce qui n’a été qu’entrevu par bribes dans la série : les derniers jours de Laura, juste avant le début de la série donc. La jeune fille se sent condamnée dès les premiers plans et se débat absurdement jusqu’à cette fin que nous savons inéluctable. Comment avec une telle gageure conserver tout le comique de la série ? Lynch essaie de dérouter mais fait aussi des concessions : la première demi-heure du film apparaît ainsi comme une provocation aux fanatiques de la série puisqu’elle ne se déroule même pas dans la ville de Twin Peaks, mais là où Bob, le tueur, a fait une première victime ; cependant, le créateur essaie de retrouver la veine comique en constituant un nouveau duo d’enquêteurs dont un apparaît aussi excentrique que les personnages de la série : mais ce médecin-légiste, interprété par un médiocre Kiefer Sutherland, ne séduit pas.

La suite du film a une tonalité bien différente de celle de la série, tout simplement parce qu’elle n’est pas centrée sur le même personnage : Cooper n’a pas encore été ensorcelé par la ville, et c’est la seule Laura Palmer que nous suivons dans la narration : l’ambiance s’en retrouve bouleversée, elle balancera entre érotisme malsain et angoisse face à des apparitions de cauchemars. Mais en prenant un peu ses distances avec la série, on s’aperçoit que ce film s’impose comme l’un des meilleurs de la filmographie lynchéenne, il relance cette dernière et lui fait prendre la sombre route que suivra Lost highway (1997), laquelle trouvera sa sublime issue avec Mulholland Drive.

Une bonne partie des films de Lynch pourrait être qualifiée de jeu des mille bornes sordide : les personnages s’engagent, à cause d’une fatalité attachée à leur nature, sur une route qu’ils ne peuvent quitter, et qui les mènera à se réaliser ; Sailor et Lula, dominés par leur brûlante passion amoureuse, fuient la mère-sorcière qui les persécute, sans pouvoir lui échapper (1990) ; le premier protagoniste de Lost highway, obsédé par sa jalousie et ses manques sexuels, suit la fascinante route aux traits jaunes du générique qui le mènera à tuer sa femme et à fuir ; le second protagoniste se fait instrumentaliser par une femme fatale qui le pousse également sur la voie du crime.

Laura, et « ce feu qui marche à ses côtés » (le sous-titre du film) suit jusqu’au bout la carrière du vice avant de disparaître derrière un rideau rouge-sang. La route n’est qu’une étroite bande de bitume posée sur le vaste monde, mais nous ne pouvons sortir de la chaussée, c’est elle qui nous commande même si nous croyons prendre les décisions en tenant le volant. La brune de Mulholland Drive figure comme une exception : elle est trouvée errante sur la route qui surplombe Hollywood, et elle quitte la chaussée pour prendre les « Secret paths » ; nous titubons avec elle dans la première partie du film au sein de cet univers grotesque et onirique ; pourtant ce n’est pas elle que nous suivons en réalité, mais son amante interprétée par Naomi Watts, laquelle s’est engagée droit dans une voie sans issue (seconde partie du film).

Le feu, symbole de passion sauvage, incontrôlée, était déjà présent dans Sailor et Lula (titre américain : Wild at heart), mais ce feu qui embrase Sailor et Lula quand ils font l’amour sur de la musique heavy metal est salutaire pour eux : au contact l’un de l’autre se produit une combustion qui ne prend jamais fin ; et aussitôt que le monde les sépare l’un de l’autre, ces personnages ternissent pour devenir des statues de cendres. Différemment, le feu qui prend Laura pour combustible la détruit pour se nourrir lui-même, c’est un feu démoniaque, celui de l’être cauchemardesque Bob, et il ne laissera rien de Laura, que l’on voit s’embraser comme une comète dans cette sombre histoire, répandant dans la nuit des torrents de larmes.

C’est la jeunesse d’une fille qui se consume surtout, par l’inceste auquel son père se livre avec elle et par toutes les conduites déviantes de la jeune fille (drogue, prostitution) qui s’ensuivent ; et toutes ces raisons expliquent l’extinction prématurée de Laura, qui ne sait pas se tenir à bonne distance de tout ce qui peut la brûler. Lynch offre là une fantasmagorie qui symbolise puissamment l’infinie tristesse du spectacle d’une jeunesse dévastée par l’expérience traumatisante de l’inceste.

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