Trois places pour le 26

Jacques Demy, 1988 (France)




Le scénario avait été rédigé dans les années 1970. L’histoire se déroulait à l’origine à Nantes mais pour Yves Montand, elle se déroulera à Marseille. Toute une partie du récit original a été concédée à Montand qui a préféré le réadapter autour de sa personne et de sa carrière, si bien que l’on a l’impression que ce sont deux films qui s’imbriquent. D’une part, l’histoire biographique et agrégée de Montand faite de rencontres et de cabarets, d’autre part ce film plus modeste, plus proche de Demy, sur un amour de jadis manqué au petit bar du Paradis. D’une part, la scène, les coulisses et le grand spectacle qui se monte et d’autre part la vie qui va son train autour de joies, de mensonges et de retrouvailles, sans compter (jamais très loin chez Demy) les marins en uniforme avec bonnet à pompon qui passent à grands pas le long des trottoirs. Le port d’origine n’est pas le même mais Demy et Montand se retrouvent néanmoins sur l’idée première du provincial plein des désirs de l’artiste, une jolie idée pour faire un film.

Jacques Siclier dans Le Monde (24 novembre 1988) écrivait que « Trois places pour le 26 est un jeu subtil sur deux passés recomposés » et Serge Toubiana dans les Cahiers du Cinéma (décembre 1988) trouvait cette formule « C’est Broadway plus l’esprit ‘nouvelle vague’ ». Un tableau du spectacle qui est en train de se monter représente New York, on entend quelques mesures de Singin’ in the rain ou de I wanna be loved by you, la chorégraphie du film a été confiée à Michael Peters, habitué à travailler sur des clips, notamment sur Thriller de Michael Jackson qui avait fait forte impression sur Montand. En contrepartie, on entend aussi Les feuilles mortes et un des titres de Trenet qui ont assuré la notoriété de Montand. On aperçoit Piaf et la silhouette de Casque d’or (Becker, 1952). La comédie musicale met donc en place des tableaux variés et parfois audacieux, comme ces ouvriers jouant de leurs muscles fessiers devant le vieux Montand qui sourit et ne se rend peut-être pas tout à fait compte de la situation.

La bande originale est signée Michel Legrand avec qui Jacques Demy avait l’habitude de travailler. Cependant, en 1988, Legrand s’essaye à de nouveaux sons. De plus, Montand encourageait une musique moderne. Que ce soit le musical hollywoodien des années 1950 ou la comédie musicale enjouée des années 1960-1970, tout le film souffre en fait des dommages causés par cette bande son des années 1980. Les boîtes à rythmes et les synthétiseurs placent de nombreuses scènes dans un décalage que les acteurs ou le récit peinent à combler. La toute première scène par exemple nous fait grincer des dents.


Pour passer outre ces défauts, il faut compter sur la subtilité, le second degré tout autant que l’ambiguïté propres à Demy. Et l’inceste vu ailleurs dans son cinéma reparaît (Peau d’âne, 1970). Montand qui ne sait pas encore qu’il est le père commande le petit déjeuner tandis que la fille est nue sous les draps. Quand l’un et l’autre réalisent plus tard ce qu’ils ont fait, un simple regard à peine troublé fait toute la profondeur des personnages. « C’est arrivé, et alors ? » semble nous dire le réalisateur. De même, on s’arrêtera un instant sur les facettes multiples de Françoise Fabian : putain dont était tombé amoureux Montand devenue baronne sans le sou, à la fois ex-amante et maman, poussée dans la dernière scène dans les bras du vieux chanteur par sa fille. Enfin, la fille elle-même, Mathilda May, n’est-elle pas le mélange parfait ? Comme Demy ou Montand, bien décidée à ne pas se laisser marcher sur les pieds, elle est aussi la jeune fille pleine d’entrain qui rêve de devenir artiste. Question cœur, elle paraît aussi légère que sa mère a pu l’être à son âge. Elle couche donc avec le père… C’est pourtant elle qui permet à l’étrange famille de se reformer, juste avant de partir en tournée.

Alors que sa filmographie est si riche dans les années 1960, Jacques Demy tourne moins dans les décennies suivantes. Selon son expression, il se fait « taper sur les doigts » pour avoir oser L’événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune (1972), répond à des commandes pour l’étranger qui ne trouvent pas grand écho en France (Le joueur de flûte, 1972, Lady Oscar, 1978), lui-même n’est pas satisfait de certains films (Parking, 1982). C’est Claude Berri et Yves Montand, tous deux sortis du succès retentissant de Jean de Florette et de Manon des sources (1986), qui viennent chercher le réalisateur des Demoiselles de Rochefort et qui lui rappelle ce scénario écrit il y a longtemps. Berri lui apporte les moyens du producteur, Demy et Montand reprennent ensemble le projet et Trois places pour le 26 voit finalement le jour. Le dernier film de Demy.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*