Tous en scène (The band wagon)

Vincente Minnelli, 1953 (États-Unis)

D’APESANTEUR

Le ballet Girl hunt à la fin de Tous en scène fait écho à The broadway melody dans Chantons sous la pluie (1952). Il adapte le genre policier (littéraire ou cinématographique) et rappelle malgré la dérision l’inquiétante subjectivité du film noir des années 1930 et 1940. Le grand sommeil de Hawks (1947), La femme au portrait de Lang (1944) ou Rebecca de Hitchcock (1940), qui exposent à leur façon les angoisses de la période, font partie de ces films qui ont la force de troubler et de réveiller nos craintes. La comédie musicale de Minnelli, elle, de façon plus explicite que dans Un Américain à Paris (1950), ouvre au contraire nos esprits au pur rêve. L’idée précieuse, quoique fragile, est livrée par le personnage de l’acteur et dramaturge Cordova : « The world is a stage, the stage is a world of entertainment ». La formule est devenue fameuse et la scène chantée That’s entertainment à laquelle elle appartient offre une synthèse parfaite du musical hollywoodien. The band wagon qui lie ensemble et pour le mieux le théâtre, le music-hall et le cinéma, évoque ainsi la possibilité de tirer la vie vers le rêve et le merveilleux. Le genre policier dont le film noir pourrait en constituer une quintessence ne doit plus être sujet d’angoisse. Devenu pur divertissement, il est par Minnelli tout à la fois moqué et sublimé.

Le film est la reprise de la revue The band wagon qui date de 1931. C’est Arthur Freed qui en est à l’origine. C’est aussi lui qui, sentant que ces petites histoires policières se prêteraient bien à la satire, suggère à Minnelli de s’intéresser aux récits de Mickey Spillane, ce qu’il fait et ce qui lui inspire Girl hunt (et son texte dit par Fred Astaire, même « invertébré » [1], respecte tous les clichés des pulps : la blonde, la brune, les traquenards…). Freed et Minnelli décident d’orchestrer le film autour des chansons écrites par Howard Dietz et Arthur Schwartz qui avaient déjà participé au succès de la revue. L’intrigue de Tous en scène est confiée à Betty Comden et Adolph Green (qui avaient signé les films de Donen et Kelly, Un jour à New York en 1949 et Chantons sous la pluie, ainsi quEntrons dans la danse de Walters en 1949). Le couple de scénaristes propose avec humour de se mettre en scène à travers les personnages des Marton (les truculents Nanette Fabrey et Oscar Levant). Ils font surtout de Tous en scène un reflet de la réalité hollywoodienne. A Fred Astaire est confié un rôle qui lui est très proche. Tony Hunter, ce « song and dance man » [2], vit au début du film une période creuse dans sa carrière. Ce n’était néanmoins pas tout à fait le cas d’Astaire que les studios sollicitaient encore après vingt ans passés devant les caméras et même après l’échec qu’il venait d’essuyer avec La belle de New York de Walters (1952). Cyd Charisse aussi incarne un rôle qui ne lui est pas vraiment étranger. Elle joue Gabrielle Gerard, la partenaire pressentie pour accompagner Hunter. Comme Cyd qui s’est produit un temps avec les Ballets russes de Monte-Carlo, Gabrielle est de formation classique et hésite avant d’accepter la proposition qui lui est faite d’intégrer le plus populaire Band wagon. De la même manière, comme Astaire (ce que Cyd Charisse dit dans une interview), Hunter ne sait plus à son tour s’il doit accepter sa partenaire peut-être trop grande, peut-être trop jeune [3]. Ava Gardner apparaît aussi brièvement dans son propre rôle. Le danseur Bill Robinson (remplacé par Kelly dans la vf) est cité comme Astaire l’était un peu étrangement dans Match d’amour de Berkeley en 1949 [4]. Enfin, Jeff Cordova le metteur en scène joué par Jack Buchanan, qui apparaît d’abord dans un registre autoritaire et suffisant, a pour modèle Orson Welles et George S. Kaufman [5].

Dans l’histoire racontée, les Marton proposent à Hunter un nouveau spectacle dirigé par Cordova, qui soit disant transforme tout ce qu’il touche en or et qui leur permettrait par conséquent de renouer avec le succès. Les auteurs ont écrit une petite chose dans laquelle Hunter interpréterait le rôle d’un illustrateur de livres pour enfants contraint pour vivre d’écrire sous un pseudonyme des romans plein de violence. Cependant, Cordova entend transformer le spectacle en une nouvelle version de Faust, lourdement cérébrale. Le film oppose alors à l’écriture ampoulée et lugubre du dramaturge l’entertainment et la comédie triomphante. A propos du final, d’ailleurs, François Guérif écrit :

« Tout est faux et excessif, et tout est d’une beauté à couper le souffle. Alors le sens de l’œuvre s’éclaire. Pourquoi aller chercher Faust si on peu créer la beauté à partir de tels clichés ? La grandeur d’un spectacle n’est pas dans son sujet, mais dans le regard de son créateur. » [6]

Ce n’est plus comme le muet de cape et d’épée de Chantons sous la pluie, des acteurs célèbres mais grippés, qui risquent de se retrouver figés dans un passé définitivement sans parole, prisonniers d’un film vieilli presque instantanément qu’il s’agit d’une astuce de sauver du naufrage (The duelling cavalier transformé in extremis en Dancing cavalier). Dans Tous en scène, il s’agit à la fois d’un acteur démodé, quasi oublié, Tony Hunter, et d’un spectacle qui a échoué, qu’il faut totalement repenser, remonter et considérablement alléger. The band wagon, le film de Freed et de Minnelli autant que le film dans le film, est un mélange de numéros très variés : tableau champêtre, bouffonnerie langée ou murder mystery in jazz… Le manque de cohérence devait peu gêner la revue d’origine. Elle a certainement obligé Comden, Green et Minnelli à montrer tout leur talent pour que le film n’en souffre pas. Mais en définitive, en dehors des chansons et de la danse, bien que ces saynètes n’aient rien en commun, elles se retrouvent toutes sur un point essentiel : leur intention de divertir, toute la raison d’être du film et le sujet même de sa mise en abyme.

Outre Girl hunt, Dancing in the dark est certainement une autre des plus belles scènes que la comédie musicale hollywoodienne ait données. Elle a également un précédent, Our love is here to stay dans Un Américain à Paris, avec Leslie Caron et Gene Kelly (un tantinet supérieur à mes yeux), les quais de Seine pour remplacer Central Park. Dans ces scènes, les deux couples ne sont plus seulement des corps dansants. Ils sont une source d’inspiration merveilleuse. Les corps se balancent, se suivent et s’aimantent. Les interprètes s’entraînent l’un l’autre pour ne plus former qu’un seul être dansant dans la nuit. Les pas sont légers et aériens. Le tout nous laisse complètement sous le charme. Une promenade pour savoir s’il est possible d’être ensemble. Un moment suspendu. Minnelli qui vivait à cette époque une des périodes les plus heureuses de sa vie [7] tire la vie vers le rêve et le merveilleux, That’s entertainment. Il tente de reprendre l’idée avec Kelly et Charisse dans Brigadoon l’année suivante. Mais déjà le temps n’est plus le même. Le brillant des comédies musicales disparaissait doucement dans la brume.

[1] Vincente MINNELLI, Tous en scène, Ramsay Poche Cinéma, 1981, p. 274-276.
[2] Emmanuel BURDEAU, Vincente Minnelli, Capricci, 2011, p. 36.
[3] Archive de l’INA du 12 février 1991. Cyd Charisse raconte que, au Texas où elle habitait, son père l’amenait voir petite les films d’Astaire et de Ginger Rogers.
[4]« It’s strictly USA. Take Judy Garland. Take Kathryn Grayson. Take Mr. Crosby or Fred Astaire. Don’t let the movies thin ’em up, cause they look so pretty when we pin ’em up. »
[5] D’après Minnelli, op. cit. p. 265. François GUERIF cite aussi José Ferrer dans F. GUERIF, Vincente Minnelli, Edilig, Paris, 1984, p. 70.
[6] François GUERIF, op. cit. p. 73.
[7] Il témoignait pour sa fille de sept ans tout son amour, était soulagé pour son ex-femme qui s’apprêtait à tourner sous la direction de Cukor (Une étoile est née), prenait un grand plaisir avec The band wagon. MINNELLI, op. cit. p. 276.

RSS
Follow by Email
Twitter
Visit Us

4 commentaires à propos de “Tous en scène (The band wagon)”

  1. J’aime assez ce film parce qu’il montre que dans les comédies musicales il faut toujours avoir de l’audace pour exister !
    Le « duel » vieille garde (Fred Astaire) et jeunesse (Cyd Charisse) est l’exemple type que l’on peut associer des idées artistiques bien différentes 😉

Répondre à Elsa M Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*