Sur la route

Walter Salles, 2012 (États-Unis)

On ne compte plus les romans cultes et « inadaptables » qui ont fleuri sur les écrans depuis que le cinéma existe. Dernier avatar en date, Sur la route avait quelque chose d’encore plus monstrueux qu’à l’habitude et l’on comprend aisément que le projet soit resté bloqué quelques années dans les tiroirs de Francis Ford Coppola. C’est à Walter Salles, un réalisateur à qui l’on doit entre autres l’excellent Central do Brasil (1998) et le non moins réussi Carnet de voyage (2004), qu’échut la réalisation du film (produit par la société de Coppola, American Zoetrope, associée à MK2). Si dans les esprits le projet d’adapter le roman emblématique de Jack Kerouac n’avait cinématographiquement rien d’illusoire, le statut de l’œuvre, qui marque les débuts d’une révolution culturelle américaine qui prendra tout son sens dans les années 1960, avait quelque chose d’artistiquement insurmontable. Mais n’en déplaise à ses thuriféraires, Sur la route n’a aujourd’hui plus rien du manifeste révolutionnaire et contestataire qu’il fut durant les années 1960 et 1970 et ses nouveaux lecteurs n’ont, aujourd’hui, d’autre prétention que de parfaire leur culture littéraire. Pourtant, au vu des réactions suscitées par la sortie du film à Cannes on pourrait imaginer le contraire. Il faut croire que la philosophie anti-conformiste de Kerouac résonne encore dans quelques esprits libertaires. Ce qui finalement pose une question essentielle, à qui Salles souhaitait-il s’adresser ? Aux sexagénaires nostalgiques de la beat generation et du flower power ? Aux intellos bobos et autres beatniks de salon que Kerouac fustigeait abondamment ? Ou bien aux jeunes générations qui n’ont pas connu ces années de contestation et s’abreuvent à la fontaine « culturelle » de l’oubli et de la consommation effrénée ?

 

 

Premier élément de réponse, le film est, au risque de contredire certains spectateurs atteints de troubles de la mémoire, extrêmement fidèle au roman autobiographique de Kerouac ; trop peut-être, car en dépit de quelques scènes remaniées ou fusionnées et de certains passages occultés (par exemple le premier séjour à San Francisco), le scénario prend bien peu de libertés avec la trame originale. Mais peut-être faut-il rappeler certains éléments scénaristiques avant de pousser davantage cette comparaison dispensable mais pourtant inévitable.

New York, fin des années 1940. Sal Paradise (Jack Keourac) mène une vie d’étudiant bohème, ponctuée par les soirées-beuveries entre copains, les phases d’écriture plus ou moins intenses et par l’arrivée de son maigre chèque d’ancien combattant en fin de mois. Jusqu’au jour où son ami Carlo Marx (Allen Ginsberg), lui présente une de ses vieilles connaissances, un fou furieux nommé Dean Moriarty (Neal Cassady). Nerveux, sec, en perpétuel mouvement, doté d’une aura extraordinaire et d’un bagou non moins stupéfiant, Dean a fait les quatre cents coups durant son adolescence à Denver et exerce immédiatement sur le petit cercle d’amis new-yorkais une influence considérable. Sur un coup de tête, Dean s’est marié à une magnifique blonde de seize ans, Marylou, avec laquelle il mène une vie totalement foutraque d’un bout à l’autre des États-Unis. Entre Dean, Sal, Carlo et Marylou (et dans une moindre mesure Old Bull Lee, alias William Burroughs, que l’on croise dans les scènes louisianaises du film) se crée une étrange alchimie, ils deviennent rapidement inséparables, partagent les mêmes filles (ou les mêmes garçons), boivent, se shootent à la benzédrine, mènent des discussions interminables pour refaire le monde et accessoirement révolutionner la littérature. Déjà en marge, ils se coupent encore davantage des réalités sociales et économiques de l’époque, occupent les logements insalubres, travaillent au coup par coup puis claquent leur paie du jour en cigarettes, alcool et drogues, disparaissent du jour au lendemain de la circulation pour n’émerger que plusieurs jours ou semaines plus tard. En un mot, ils refusent de s’intégrer et vivent à peine mieux que des hobos (ce n’est pas pour rien que Kerouac utilisa l’expression de clochards célestes). Tel un ouragan, Dean a donc subitement quitté New York pour rejoindre Denver, en compagnie de Marylou, Carlo Marx et quelques gars de la bande. Terrassé par l’ennui et l’angoisse de la page blanche, Sal décide de les rejoindre, mais sans le sou, il lui faut traverser la moitié des États-Unis par ses propres moyens. Qu’importe, il fourre quelques vêtements dans son sac à dos, choisit deux ou trois de ses livres de chevet (Céline et Proust notamment), prend quelques carnets de notes et part tailler la route. C’est le début d’un long voyage initiatique fait de multiples rencontres et d’incessants allers-retours entre New York, Denver, San Francisco et autres destinations par lesquelles il transite, en solitaire ou accompagné de ses amis.

 

 

En réalité, Kerouac/Paradise effectua trois voyages distincts entre 1947 et 1951, séjournant plus ou moins longtemps à New York entre chaque périple. C’est cette dimension temporelle que Salles, malgré quelques idées intéressantes, a du mal à faire passer ; son film étant monté par ailleurs de manière assez rapide, sans beaucoup de plans fixes, se focalisant par conséquent sur l’énergie du voyage et pas assez sur sa dimension contemplative. Rares sont les plans ou les séquences dans lesquelles le paysage prend le pas sur les personnages. C’est un parti pris qui se justifie, le livre étant lui aussi focalisé sur les rencontres, mais les spectateurs qui attendaient un pur road-movie resteront probablement sur leur faim. La plupart des scènes clés sont présentes, même si Salles les a souvent synthétisées voire épurées (notamment le premier voyage en Californie), préservant néanmoins l’essentiel. Rien à reprocher non plus au casting, qui est tout à fait remarquable, avec une mention spéciale décernée à Garrett Hedlund qui incarne brillamment Dean Moriarty et même à la très en vue Kristen Stewart, tout à fait à l’aise dans le personnage de Marylou. Autre point positif, la photographie du film (on la doit à Éric Gautier) est splendide et il est bien dommage qu’elle soit finalement reléguée au second plan. Avec un chef opérateur de cette qualité, Salles aurait dû laisser libre court à la poésie des images et des paysages.

 

 

Au final, que reste-t-il du roman de Kerouac ? Pour ceux qui n’ont pas lu Sur la route, Salles apporte une vision des premiers pas de la beat generation assez proche de la réalité car si le roman de Kerouac est autobiographique, l’édition originale de 1957 fut en grande partie tronquée et remaniée à la demande de l’éditeur (Viking Press) et présentait finalement une vision tout aussi parcellaire des événements qui se déroulèrent durant ces quatre années (même si depuis 2009 la version originale du manuscrit est disponible et traduite en français). Salles intègre des éléments biographiques plus fidèles à la réalité. Ainsi, contrairement au livre, Sal vit bien avec sa mère (Kerouac vécut une relation fusionnelle mais difficile avec sa mère) et non pas avec sa tante. Les relations entre Sal, Dean, Carlo et Marylou sont également bien plus étroites et ambiguës. Le film est plus charnel et laisse s’épanouir l’homosexualité latente du roman à l’occasion de plusieurs scènes clés. Les puristes reprocheront par exemple la scène de triolisme entre Dean, Carlo et Marylou, qui n’est pas mentionnée dans le roman, ou bien encore la scène entre Dean et un vieux pervers qui les avait pris en stop quelque part sur le trajet qui les ramenait vers New York. En réalité, ces ajouts purement hypothétiques sont plus fidèles à la réalité que le roman, Ginsberg notamment ne fit jamais mystère des relations qu’il entretint avec Cassady ou Kerouac. Salles retranscrit également assez fidèlement l’énergie, le chaos et la folie de ces voyages, qui relèvent tout autant de la quête initiatique, voire spirituelle, que du trip déjanté à travers les États-Unis. Un paradoxe générationnel souvent réduit à des clichés (sexe, drogue, alcool), mais que Salles retranscrit avec un certain succès.

 

 

Sans prendre véritablement de risque, Walter Salles réalise un film presque sage au regard de la légende et, s’il ne convainc pas tout à fait, c’est qu’il ne réussit jamais à choisir entre adaptation littérale du roman et véritable biopic (intégrant encore davantage d’éléments biographiques annexes). Ce qui explique sans doute qu’il ne puisse satisfaire ni les puristes, ni les spécialistes de Kerouac, ni même encore le grand public qui peine à comprendre en quoi ce ramassis de branleurs alcooliques ait pu révolutionner la société et la culture de la seconde moitié du XXe siècle. Reste au final un film pas inintéressant, mais qui nécessite de nombreux compléments pour en saisir toutes les nuances et les faiblesses.

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3 commentaires à propos de “Sur la route”

  1. Pour Cavalier, c’était surtout une boutade (le film venait d’être chroniqué sur nos pages). Par ailleurs, je ne pense pas qu’il s’agisse du même genre de contestation, ni de marginaux (Le plein de super dresse un tableau des années 1970 en France).

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