Répulsion

Roman Polanski, 1965 (Royaume-Uni)

Premier des trois films pour claustrophobes de Polanski (suivront Rosemary’s baby et l’excellent Locataire), Répulsion apparaît rétrospectivement comme un coup, un billet pour le succès pris par un jeune réalisateur fraîchement débarqué en Angleterre.

Catherine Deneuve y campe le personnage de Carol, une manucure désirée par tous les hommes, mais excessivement froide. Les remarques salaces qu’elle essuie en traversant la rue, les nobles avances que se permet timidement Colin, un jeune premier, suscitent chez elle tics nerveux et démangeaisons : ce sera l’histoire de la répulsion qu’elle éprouve à l’encontre des hommes.

Une longue première partie du film explore le quotidien assez sordide de la jeune femme en instillant au sein de la normalité des détails déroutants : le gendre idéal Colin s’étonne dans une conversation culinaire avec Carol qu’il existe encore du lapin ; un dialogue porte sur une anguille qui serait sortie de l’évier de la cuisine du ministre, si bien qu’on finit par se demander si le genre choisi n’est pas celui de la science-fiction, si ce monde n’est pas une sorte de reprise malsaine de l’ambiance déroutante de L’écume des jours (plusieurs éléments semblent s’inspirer du roman de Boris Vian).

Carol vit avec sa grande sœur Helen, qui semble la protéger depuis son enfance. Une vieille photo de famille revient plusieurs fois devant la caméra : la petite blonde derrière le père regarde quelque chose au loin, hors cadre, avec un air mi-inquiet, mi-inquiétant. Quand Helen commence à négliger la fragile jeune femme, la folie s’empare de cette dernière. Nous sentons celle-ci dériver à partir du moment où sa sœur reçoit un homme d’une vulgarité repoussante dans sa couche et que la belle androphobe dans son lit reste tétanisée par le spectacle des cris bestiaux qui retentissent dans la chambre d’à côté. Une digue est en train de rompre, et elle cède totalement au moment où la grande sœur abandonne Carol pendant deux semaines pour partir à Pise avec son amant : Carol reçoit atterrée une carte postale représentant la tour de Pise ; Polanski s’amuse là avec un grossier symbole phallique, et cela apporte une preuve grotesque du fait que la séparation entre les deux sœurs est scellée.

Carol figure comme une sorte d’Alice emprisonnée dans le corps d’une femme adulte et désirable. Elle finira par rester cloîtrée chez elle comme le personnage de Lewis Caroll reste coincée de l’autre côté du miroir ; elle a même pour camarade de jeu un lapin, mais le sien repose écorché sur une assiette dans son salon, les mouches bourdonnant autour de lui. L’appartement s’impose assez explicitement comme un espace symbolique de la psyché, et la phobie submerge plus encore la jeune fille lorsqu’elle s’enferme dans cet espace intérieur : les murs se fissurent violemment sous ses yeux, les parois s’amollissent, des mains derrière les parois avancent pour saisir la jeune femme, et surtout un violeur imaginaire vient chaque nuit pour Carol : un plan la saisit seule dans son lit, la caméra se rapproche de son visage, pour s’éloigner de nouveau et nous découvrons subitement qu’un homme est apparu dans le lit ; il viole Carol et tout élément sonore in est coupé pendant ces scènes atroces. La folie qui se cantonnait au seul esprit de Carol a désormais pris les proportions de son appartement.

Aussi tout homme réel qui pénètre dans cet univers cauchemardesque est-il désormais condamné à mort : le noble Colin et l’ignoble propriétaire de l’appartement commettront tous deux un viol symbolique en défonçant la porte de ce refuge et ils se feront piéger par l’apparence candide et offerte de la jeune fille ; elle les tuera tous les deux dans des scènes très vraisemblables – elle tue son propriétaire comme on se débarrasse d’une grosse bête dégoûtante. Les cadavres d’hommes trouvent une place dans cet espace d’où les hommes vivants et vigoureux sont exclus – ils rejoignent cet univers grotesque, le corps de Colin reposant dans la baignoire quand celui du propriétaire est maladroitement caché sous le canapé (ses pieds dépassent quand Carol déambule dans l’appartement).

Lorsqu’Helen rentre dans l’appartement et découvre sa sœur presque morte d’inanition au milieu des cadavres de ses victimes, le réalisateur donne discrètement la clé de cette folie en remontrant la photo de famille plus tôt apparue dans le film. En se rapprochant de Carol, le travelling optique nous montre d’abord au premier plan le père assis en train de fumer son cigare. Nous devinons que la petite fille à l’air perdu qui se cache derrière lui a connu un certain traumatisme qui la mènera des années plus tard dans cet appartement qu’elle a peuplé de ses cauchemars.

L’idée de représenter visuellement par un appartement cauchemardesque les tourments d’une personne traumatisée, la trouvaille des fissures violentes qui lézardent les murs de cet espace pour montrer la précipitation avec laquelle Carol sombre dans la folie sont à la fois très pertinentes et relativement simples : c’est en cela que Polanski me semble, dans ses débuts de réalisateur occidental, vouloir marquer les esprits et imposer son nom sans faire de dentelle – les réalisateurs Dogma se souviendront de ce précepte et je pense tout particulièrement au film Festen. Dernièrement, avec The ghost writer, Polanski montre tout autant un certain opportunisme (adapter un roman à succès de Robert Harris) allié à son indéniable talent : la première séquence avec la découverte d’un véhicule abandonné dans les cales d’un ferry, installant la tension propre aux films d’espionnage, témoigne d’un certain désir de sobriété qui n’est pas dans Répulsion. Mais le caractère d’abord incompréhensible de cette scène et le décalage créé par la bande sonore (une musique de cuivres : tubas ?) annoncent une volonté de se distinguer d’autres films du genre : Polanski nous annonce dès ce début que nous ne devons pas attendre un film comme les autres, même s’il accepte les codes du récit à suspense pour s’assurer un certain succès.

Enfin, une autre raison de ne pas manquer de voir Répulsion se situe dans l’éclairage que ce film peut donner sur la filmographie de David Lynch. L’univers que ce dernier a créé paraît si original que l’on se trouve presque soulagé lorsqu’on croit reconnaître une influence assez indéniable pour le maître… L’esprit violeur Bob dans la série et le film Twin Peaks rappelle grandement l’apparition qui vient chaque nuit dans la couche de Carol : ces deux êtres fantastiques renvoient aux mêmes figures paternelles déviantes elles bien réelles. Enfin, la manucure blonde désirée par tous les passants et qui finit par s’enfermer dans son logement pour se dégrader physiquement annonce une autre blonde, Naomi Watts dans Mulholland Drive, à qui tout réussit d’abord (son amie brune, ses futurs employeurs dans le milieu du cinéma tombent tous sous son charme) ; mais Naomi finit aussi par se recroqueviller dans son appartement et dans ses fantasmes avant que ces derniers ne la poussent au suicide.

Et les deux films montrant pour le premier une femme révulsée par les hommes et pour le second une lesbienne posent implicitement des questions sur le piège de l’image qu’est le cinéma pour les belles femmes : elles sont enfermées dans la pellicule et ne peuvent échapper à leur destin de fantasmes masculins (que celui qui n’a pas fantasmé face à Belle de jour ou Mulholland Drive…), même recluses dans leur espace intime. Le violeur dans l’histoire représente bien alors le spectateur ; Deneuve et Naomi Watts subissent nos regards avides et semblent se sentir coupables en se demandant : « Les ai-je provoqués ? ».

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Une réponse à “Répulsion”

  1. Peu de cuivres dans The ghost writer (une trompette mais pas à l’endroit que tu indiques). Surtout la clarinette et du vent, beaucoup de vent.

    Dans Répulsion, Marnie trouve une cadette avec Carol (Répulsion sort un an après Pas de printemps pour Marnie)*. L’influence d’Hitchcock est perceptible dès le premier regard, dès cet œil qui apparaît en ouverture (Vertigo, 1958) et jusqu’à celui figé d’une photo qui clôt le film. Outre l’œil-caméra (les déplacements de l’engin adoptant par moments les réflexes oculaires), la question du voyeurisme est développée à travers d’autres éléments de mise en scène comme le judas de la porte et surtout la profondeur des plans dans l’appartement (Fenêtre sur cour, 1954). Elle entraîne notre regard tout au fond des lieux, nous fait pénétrer dans cette intimité.

    Ailleurs, ce sont des choses étranges qui retiennent l’attention (les trois musiciens de rue, déplacés de Louisiane ou du Mississipi ?). Je crois aussi préférer le long début, avant l’enfermement, car il me surprend davantage (fulgurance des raccords de mouvement, beauté des plans). Quoique le fantastique qui ensuite se déploie n’est pas non plus sans surprise (le viol silencieux que tu relèves). On pense un peu à Buñuel, à un Cocteau très morbide.

    * Nina est une autre de ses sœurs (Black swan, 2010). Aronofsky explique l’influence qu’a eu Répulsion assez tôt sur lui, puisqu’il a étudié ce film et d’autres pour réaliser Pi en 1998 (voir à ce propos l’entretien de France Marie Lacaille avec le réalisateur en janvier 1999 pour Objectif cinéma).

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