Réalité

Quentin Dupieux, 2014 (France, Belgique, États-Unis)

RÉALITÉ AUGMENTÉE

Afin de totalement convaincre le producteur Bob Marshal d’investir dans son premier film, Jason Tantra, cameraman gentil à l’ambition mesurée, a 48 heures pour trouver le meilleur cri de l’histoire du cinéma. Son projet, qui a déjà un titre, Waves, mêle SF et souffrance (« les gens souffrent, ils souffrent à fond ») et, avec un quatre couleurs sur le papier, il le résume à ça :

 

 

C’est l’histoire du film… mais sans être assuré qu’il s’agisse de celle du film de Quentin Dupieux ou de celui de son personnage principal. A moins que ce soit le récit brossé du rêve inachevé de Jason ou d’un autre protagoniste. Le plus simple, pour décrire Réalité, serait de faire comme Jason un schéma. Il faudrait dans ce cas inventer une forme géométrique nouvelle : une boucle de Möbius polyédrique. De même, si l’on peut faire de La femme au portrait de Lang (1944) une possible matrice de Réalité, on ne sait pas vraiment si la mise en abîme ne se définit que par un emboîtement de rêves et de fictions ou si l’on peut faire de l’une des strates, scène ou séquence, une base tangible sur laquelle échafauder le reste du récit.

Les premières secondes seulement : un paysage de nature, bosquet sec et chaparral, filmé tel quel en plans fixes, un bout de réalité qui par sa copie-même est aussitôt transformé en fiction, le sujet devenu un élément de décor parmi d’autres et qui, avec les personnages et les situations, comme dans un rêve ou un souvenir trompeur, peut d’une scène à l’autre changer de place et de fonction. C’est un chasseur de sanglier dans le maquis, ou au même endroit le bureau déplacé du producteur, c’est la fillette dans son lit ou sur un écran, le film de Jason projeté avant d’être tourné, Jason lui-même en train de téléphoner et basculant de la rue au maquis, ou prenant la balle destinée au sanglier ; alors que jamais ces interversions en cascade n’interrogent personne ni ne perturbent réellement le fil de l’action.

Le fil de l’action non, mais le fil de la raison oui. On assiste en effet à un dérèglement en chaîne (à la manière d’un Lynch, Lost highway, 1997, -semblable obsession pour une VHS- ou Mulholland Drive, 2001), peut-être la perte progressive de raison d’un personnage de fiction incapable de se reconnaître en tant que tel et, sans avoir de contrôle sur sa propre personne, qui ignore tout de ce qui peut advenir et donc lui arriver. Son nom, Tantra, lui serait alors donné par antinomie puisque le tantra désigne cet enseignement oriental visant à la parfaite connaissance de soi, à son plein épanouissement, voire à l’omniscience. Par ailleurs, il nous semble pouvoir donner une clef à ce dérèglement et l’attribuer à un geste interrompu : la poignée de main que Jason et son producteur manquent par deux fois de se donner. La main est tendue mais aucune entente réelle, aucun contrat (pas même diabolique) n’est jamais conclu, ce qui laisse Jason dans l’ébauche continue, l’imperfection, l’hésitation permanente (cri n°44, 45, 47…). C’est ce que dit aussi le cauchemar superbe dans lequel il se voit récompenser de l’Oscar du meilleur cri de l’histoire du cinéma mais reste collé au siège au milieu d’anonymes à tête de ballon, finalement incapable de recevoir son prix (rêve que refusera d’ailleurs d’analyser sa femme psychiatre, Élodie Bouchez). C’est ce que dit encore la musique, les premières minutes invariablement répétées de Music with changing parts (nouvel usage antinomique) de Philip Glass. Le geste ou le mouvement est inachevé et le personnage toujours coincé entre deux mondes, à l’extérieur du bureau du producteur ou à l’intérieur (incapable d’aller jusqu’au bout de sa cigarette), dans la rue ou dans le maquis, dans la réalité ou dans la fiction. Enfermé dans un poste de télévision (décidément très méchant) mais en ligne avec le producteur (et interagissant donc par la fiction avec le spectateur) grâce au génie tardivement reconnu de l’autre réalisateur, Zog. A ce point tiraillé, il était bien normal que Jason Tantra finisse par se dédoubler.

Quentin Dupieux, grâce au casting notamment, construit son film fantastique, ni tout à fait inquiétant ni complètement comique, sur l’incongruité. Comme le nom de Jason est donné par antinomie, son rôle est donné à un personnage que l’on attend pas dans ce genre-là, Alain Chabat (encore que l’on puisse penser à Red is dead, la parodie de slasher dans La cité de la peur des Nuls, 1994). Le producteur est également interprété par un acteur davantage connu pour ses rôles comiques, Jonathan Lambert. Ces deux acteurs comiques, que l’on a glissés dans une trame fantastique, placent le spectateur dans le doute sur l’interprétation à donner aux situations, le plus bel exemple étant celui de leur entretien qui confronte l’auteur candide au producteur instable et névrosé.

Quentin Dupieux, lui, va jusqu’au bout de son geste. Il explique qu’il s’agit de son scénario le plus écrit et de son projet le plus longtemps réfléchi. Boucle de Möbius polyédrique, construction absurde et géniale, rien d’aléatoire ni de hasardeux, Réalité, qui marque bien une étape importante pour son réalisateur, est un paradoxe admirable.

 

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2 commentaires à propos de “Réalité”

  1. Admirable, je confirme. Et je n’avais pas pensé pour autant à La femme au portrait de Lang dans le lignage de cette Réalité mais la piste est intéressante. Outre la mise en abyme mulhollandienne, il m’a semblé reconnaître également quelques emboîtements Existenziels. Mais comment faire le tri dans cet encombrement visionnaire d’un réalisateur sous influence ?

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