Paprika

Satoshi Kon, 2006 (Japon)

A partir d’une bricole scientifique, un serre-tête électronique capable de capter les rêves et de les transposer sur un écran, Satoshi Kon façonne un labyrinthe dans lequel les images se déversent à grand torrent. Millenium actress (2001) épatait par la richesse de ses dessins et par sa capacité à nous transporter d’un univers à l’autre, Paprika nous emporte à son tour dans une incroyable déferlante visuelle.

La cohérence du récit est de moins en moins évidente à chaque fois qu’un monde est traversé, qu’une toile est déchirée et que les personnages passent au travers. Les seuils franchis font le lien entre la réalité et l’imaginaire, puis entre les rêves eux-mêmes. Les passerelles établies sont multiples et chaque image peut être la source d’une situation, voire d’une confusion, nouvelle : image rêvée, affiche publicitaire, interface sur écran d’ordinateur, film projeté… Dans ce dédale onirique, les scènes répétées sont autant de pièces plusieurs fois traversées par un visiteur perdu. L’effet en est presque hypnotique et la réalité en devient flottante, comme ce corps touché par balles qui s’interrompt dans sa chute et jamais ne heurte le sol. A l’enchevêtrement des décors s’ajoute la duplicité de certains personnages : la scientifique Atsuko Chiba/Paprika, le commissaire Kogawa Toshimi à la poursuite d’un ami perdu, son alter ego, de même le vieux président du laboratoire se fondant dans le corps d’Osanai. L’idée du double est superbement mise en scène dans une scène de viol : l’agresseur pose sa main sur le sexe de Paprika, sa main traverse le vêtement, pénètre le corps et, comme un parasite, se déplace jusqu’au cœur et au cerveau ; de là, l’agresseur tire sa main vers l’extérieur et perce Paprika comme un sac en plastique, révélant la simple enveloppe qu’elle était et, du même coup, Atsuko qu’elle abritait. Le spectateur est face à Paprika comme Œdipe devant le sphinx (le mythe est évoqué à travers plusieurs tableaux dont un de Gustave Moreau, Le Sphinx, 1864, et peut-être un autre de Ingres) et la complexité du récit intrigue autant que subjugue la maîtrise de Satoshi Kon pour l’animation.

La DC-mini, l’invention capable de pénétrer les songes, a pour effet de ravager les esprits en provoquant l’irruption des rêves dans la réalité. Le cortège, qui semble matérialiser la folie qui partout se propage, rappelle Pompoko (Isao Takahata, 1994) et le grandiose défilé des tanukis transformés en maneki neko, samouraïs, poupées asiatiques, animaux et objets en tout genre (véritable syncrétisme de tout ce qui fait la culture japonaise). Dans le défilé de Paprika, on aperçoit un lapin qui pourrait être celui croisé par Alice dans les aventures que lui a inventées Lewis Carroll.

Par cette adaptation d’un roman de Yasutaka Tsutsui, Satoshi Kon enrichit le thème de l’interpénétration des rêves (ou de l’imaginaire ou du virtuel) et de la réalité, abordé de nombreuses fois au cinéma. Ainsi, Terry Gilliam qui l’aurait influencé (Brazil, 1985), Mamuro Oshii (Ghost in the shell, 1995), Larry et Andy Wachowski (Matrix, 1999) ou Michel Gondry (La science des rêves, 2006). Tout comme David Lynch nous a perdu dans son Empire intérieur (Inland Empire, 2007), Satoshi Kon nous entraîne dans une énigme troublante mais d’une flamboyance visuelle incontestable.

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2 commentaires à propos de “Paprika”

  1. Hors mis auprès de quelques groupes spécialisés et fans de manga, j’ai l’impression que la mort de Satoshi Kon il y a quatre jours est complètement passée inaperçue chez nous. C’est triste.

    Toute en beauté sa filmographie est pourtant truffée d’inventions. Perfect blue (1997), Tokyo godfathers (2003), ceux cités ci-dessus et quelques autres encore.

  2. J’ai en parlé sur De son cœur et j’ai lu de nombreux articles sur internet mais la presse papier n’en a presque pas parlé : Libé lui accordé un minuscule entrefilet et je trouve cela vraiment injuste. J’ai pu voir sur les sites Inrocks et Télérama qu’ils avaient quand même rédigé un petit quelque-chose mais la mort d’Alain Corneau (beaucoup plus connu, il faut l’admettre) survenue le lendemain a fait l’objet de plus d’hommages. Dommage.

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