Mon crime

François Ozon, 2023 (France)

Paris, 1935. Une jeune actrice, Madeleine Verdier (Nadia Tereszkiewicz), vient de subir les avances dégoûtantes d’un producteur libidineux (Jean-Christophe Bouvet). Elle rentre chez elle bouleversée, tandis que l’odieux personnage est assassiné dans son salon. Profitant de l’opportunité, la demoiselle se remet promptement de ses émotions et combine avec sa bonne amie avocate, Pauline Mauléon (Rebecca Marder), un plan qui les conduit droit devant le juge (Fabrice Luchini). Certes, l’affaire entraîne la culpabilité de Madeleine dans un crime qui lui est pourtant étranger, mais lui assure des circonstances atténuantes ainsi qu’une issue on ne peut plus avantageuse. Le procès engagé défraye vite la chronique et place Madeleine dans la lignée des grandes tueuses de l’époque (notamment Violette Nauzière qui avait inspiré Chabrol en 1977). Il permet surtout à la jeune actrice et à celle chargée de sa défense d’attirer sur elles les lumières et de s’extirper d’une précarité dont elles ne pouvaient plus sortir.

Mon crime nous lance dans une affaire avec fausses pistes et rebondissements (le surgissement de la véritable tueuse, Odette Chaumette, interprétée, ironie du casting, par la Nauzière de Chabrol, Isabelle Huppert), et offre une plaidoirie féministe aussi pertinente dans les années 1930 qu’aujourd’hui. Ozon adapte là une pièce de théâtre méconnue de 1934 et se donne l’occasion de réaliser une comédie tonitruante (la screwball en référence) où la perversion morale n’épargne personne ou presque. Paradoxalement, les seuls qui échappent au vice ou à l’imbécilité phallocrate sont des hommes : le fiancé, sincèrement amoureux, le greffier Trapu plus prudent que le juge, et l’architecte marseillais qui malgré les préjugés reste blanc comme son costume (respectivement Édouard Sulpice, Olivier Broche et Dany Boon). C’est une satire, on peut ne pas y prêter attention ; on peut aussi regretter, puisque c’est le propos du film, que le réalisateur et scénariste n’ait pas mieux équilibré la balance et créer un personnage féminin propre de tout soupçon.

Mon crime est un film cinéphile, plein d’évocations du cinéma d’avant-guerre. François Ozon avait eu la chance de faire jouer Danielle Darrieux et même, à plus de 80 ans, de la mettre au placard après l’avoir assommée. C’était dans 8 femmes (2001). Avec le contexte parisien de l’Entre-deux-guerres, le réalisateur ramène l’actrice à sa jeunesse et sur les écrans (Mauvaise graine de Billy Wilder, 1934, que vont voir Madeleine et Pauline pour se divertir). Deux chansons interprétées par Danielle Darrieux accompagnent également Mon crime (dont Sans un mot, qui est l’adaptation de We just know, une chanson entendue dans Sunset Boulevard de Wilder, 1950). Le Paris de l’époque tient en peu de plans (il n’y a que peu d’extérieurs), mais la reconstitution avec ses singularités architecturales et son style art déco est réussie. L’usine même des pneus Bonnard et le bureau immense de son grand patron (André Dussolier), le futur beau-père sous condition de Madeleine, rappellent Les Temps modernes de Chaplin (1936).

Poussant un peu plus loin sa cinéphilie, Ozon se livre en outre à une jolie mise en abîme. Les différentes versions du crime que chacun se raconte avec plus ou moins de perspicacité, avec plus ou moins de malice (la version de Madeleine et Pauline, celle du juge, encore celle d’Odette), ouvrent sur de petits films imités du temps du muet, cinéma vite désuet au cœur de ces années 1930, accentuant ainsi la fausseté des témoignages et des démonstrations. La vérité en effet n’a guère d’importance, ici ce qui compte c’est que l’on fait du crime une fois qu’il est rendu public (en l’occurrence une bannière de protestation contre le patriarcat). De même, Ozon lie habillement le théâtre au cinéma et, par exemple, nous fait entrer dans l’action par le cri d’une femme aussitôt un grand rideau rouge levé. À la fin du film, à l’inverse et en un raccord, il s’amuse à rebasculer du réel à la scène, entremêlant ainsi le monde et la comédie comme jadis Minnelli.

Mon crime est bavard, mais le rythme est enlevé et les répliques sans être forcément aussi virevoltantes que dans un Cukor ou un Lubitsch, restent amusantes et piquantes. Le casting est généreux. Nadia Tereszkiewicz et Rebecca Marder, que l’on découvre, sont entourées d’acteurs souvent formidables et que l’on n’aurait pas immédiatement vu jouer ensemble (Boon-Huppert, Régis Laspalès-Fabrice Lucchini). L’adaptation sait ce qu’elle dit, Ozon y verse sa malice et y glisse une certaine liberté morale, le plaisir est au rendez-vous : Mon crime fait partie de ce que le réalisateur fait de mieux.

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6 commentaires à propos de “Mon crime”

  1. Hello Benjamin. Je t’ai lu entre les lignes, avant de revenir si j’ai le temps de voir le film. Juste : Pauline Mauléon, c’est le personnage, et Rebecca Marder, l’actrice 😉

    Bonne semaine et peut-être à bientôt !

    • Sous le sable que je n’ai jamais revu m’était apparu comme un beau film de fantôme, une aventure mélancolique aux désirs inassouvis pour celle qui reste.

      Entre 2000 et aujourd’hui, tu as manqué une filmographie. Ceci dit, Sous le sable et Mon crime, c’est déjà une sélection heureuse.

  2. Un film délicieux qui fait la part belle à ces dames (comme Ozon sait le faire) sans pour autant verser dans l’agite prop féministe. C’est rondement mené, jubilatoire, avec un effet feu d’artifice lorsque Huppert entre en scène pour redynamiser le récit.
    Ozon, c’est un peu comme Chabrol : il tourne beaucoup, régulièrement, mais les films ne sont pas toujours de grande cuvée. Comme tu l’as très bien écrit, on est plutôt ici dans le haut du tonneau.

    • Oui et j’ai raté comme toi Peter von Kant (2022) ainsi que, en ce qui me concerne, Tout s’est bien passé (2021). En revanche, j’avais beaucoup apprécié Été 85 (2020).

      On cite de nombreuses références avec Ozon, Lubitsch (Frantz, 2016), Hitchcock (Dans la maison, 2012), Sirk (Angel, 2007)… Avec Mon crime, je crois que c’est la première fois que je vois du Resnais chez lui (le théâtre fondu dans le cinéma, la présence de Dussolier et Huppert se faisant la tête d’Azéma, pour répéter ce que l’on échangeait ce matin).

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