Memories of murder

Bong Joon-ho, 2004 (Corée du Sud)




Dans Memories of murder, comme deux ans plus tard dans The host, Bong Joon-ho fait preuve d’un habile savoir-faire. Sa narration est fluide, sa réalisation maîtrisée et les sujets choisis exaltants pour la vision qu’ils offrent de la Corée. Memories of murder repose sur une intrigue policière simple, mais, cru et étonnant, il s’inscrit parmi les meilleurs films du genre.



Inspiré de faits réels, le scénario retrace la première traque d’un tueur en série lancée par la police coréenne en 1986. Les événements ont lieu dans la province de Kyunggi, dans la périphérie rurale de Séoul. En pleine campagne, de jeunes femmes sont retrouvées mortes assassinées après avoir été violées. Les meurtres sont ritualisés (le vêtement rouge des victimes, les soirs de pluie, les corps étrangement violentés…). Les flics chargés de l’enquête, le détective Park (le très bon Song Kang-ho) et son acolyte, n’ont aucune rigueur. Ils sont expéditifs et sans scrupule. Des inculpations hâtives ont lieu et des aveux sont extorqués avec force (les rangers coréens remplacent ici les annuaires français). Les flics sont surtout d’une inefficacité déplorable et le tueur en série frappe à nouveau… A ce point qu’un autre détective est envoyé de Séoul pour leur porter secours, Tae-yoon Seo (Kim Sang-kyung). Les méthodes de ce dernier paraissent plus précautionneuses. Ses hypothèses et ses déductions sont plus fiables. D’autres individus sont soupçonnés mais les preuves sont-elles suffisantes ? La pression de l’affaire, les efforts fournis sont tels, et l’énigme laissée par le meurtrier restant entière, même Seo perd patience et désespère. Il sombre à son tour et finit par employer les méthodes qu’il rejetait.

En 1986, le régime dictatorial installé en Corée du Sud est de plus en plus réprouvé. On peut penser que le système policier décrit dans Memories of murder (abus de pouvoir, témoignages obtenus sous la torture, pouvoir exécutif glorifié par la presse…) et l’échec qu’il subit sont les arguments dont se sert le cinéaste pour l’acrimonieuse critique d’un régime autoritaire et défaillant.



Bong Joon-ho ne passionne pas seulement pour le récit développé. Les mouvements de caméra qu’il entreprend surprennent par leur virtuosité et l’ambiance qu’ils installent. Ainsi, ce plan-séquence remarquable sur les lieux du crime (avant les dix premières minutes du film) qui rend compte de la pagaille environnante (caméra à l’épaule collée derrière l’inspecteur qui peine à mettre de l’ordre sur un périmètre qui n’aurait pas dû être investi par les badauds et les médias). Un peu plus loin dans le film, sur le même site, les autorités s’investissent dans la reconstitution de la scène du crime. C’est un fiasco total et une grotesque mêlée entraîne tous les corps à terre, l’ensemble est saisi avec humour au ralenti lors d’un travelling dans les hautes herbes. La maîtrise technique de Bong Joon-ho rappelle parfois la rafraîchissante maestria de son compatriote Park Chan-wook (Old boy, 2004).

La photographie sombre et magnifique, les paysages crépusculaires au fond desquels se découpent les silhouettes d’usines ou les bosquets dans lesquels les personnages nous entraînent, certaines de leurs attitudes et leurs relations parfois dures composent une réalité glauque. Bong Joon-ho combine cette réalité sordide au burlesque, ce qui est source de surprises. Par ailleurs, les personnages qu’il traite, niais, balourds ou attachants, par des bouts d’intimité saisis çà et là, sont incarnés et complexes. Leur humanité transparaît selon les situations (suffisance, jalousie, trouble et incompréhension).

Très peu d’œuvres sur les tueurs en série qui optent pour l’enquête et le point de vue du policier se distinguent par leur qualité (mettons de côté Le nom de la rose de Jean-Jacques Annaud, 1986, qui évoque une autre époque). De mon point de vue, de par sa force narrative et son appréciation politique, Memories of murder les surpasse tous. Que ce soit Le silence des agneaux (Jonathan Demme, 1991), malgré tout le charme de l’agent Clarice Starling (Jodie Foster) et en dépit du fait qu’il avait certes quelque chose d’assez neuf. Que ce soit le très surestimé Seven (David Fincher, 1996), qui ne donnait qu’une impression d’enquêtes et de recherches et se contentait d’une ambiance, là encore suffisamment appréciée pour avoir été maintes fois plagiée. Memories of murder a reçu de nombreux prix dans divers festivals et c’est tout à fait mérité.






A signaler pour le 15ème anniversaire de Memories of murder, la sortie d’un double dvd, Mediabook et coffret Ultime collector en série limitée, le 11 juillet 2018. A voir sur le site distributeur vidéo : La Rabbia.


Un mot sur les bonus de l’édition blu-ray :
L’éditeur a fait ça bien. Non seulement l’objet est soigné mais les compléments sont nombreux. Il y a plusieurs reportages courts (entre 5 et 15 minutes) qui portent sur les accessoires, les décors ou les effets spéciaux. Il y a aussi quinze minutes supplémentaires sur le bruitage et les sons d’ambiances (Bong sound). Le designer sonore y précise la particularité du film dans ce domaine : reprendre « l’univers du thriller dans un esprit naturaliste ». Le making of de l’époque vaut également le coup d’œil, le réalisateur explique notamment pourquoi il qualifie son film de thriller rural. La véritable nouveauté cependant figure dans un documentaire d’une heure, Retour sur les lieux du crime, qui assemble des entretiens récents (quinze ans après) de Bong Joon-ho et de quelques membres de l’équipe technique.

En dehors de petites anecdotes, on en apprend davantage sur les origines du film et ses sources d’inspiration. Les faits divers qui servent de point de départ sont une série de meurtres qui ont eu lieu dans la ville de Hwaseong au sud de Séoul dans les années 1980. Une pièce de théâtre a été adaptée sur cette histoire. Et pour son film, Bong Joon-ho, qui a aussi étudié de près les faits (dans les journaux et sur les lieux des crimes), s’est basé en partie sur la pièce de théâtre. Des acteurs du film figuraient déjà dans la pièce d’origine.

On retient deux questions de ce documentaire qui traduisent bien les intentions de l’équipe du film. La première posée par Song Kang-ho : « Est-ce que cette tragédie ne serait pas le résultat du contexte [coréen] de l’époque ? ». Le réalisateur donne la seconde et complète : « Pourquoi avons-nous échouer à trouver le meurtrier ? ». Le « nous », précise-t-il, désigne les policiers, les enquêteurs et toute la société coréenne… Comme si c’était la léthargie de tout un pays qui était pointée du doigt.



A noter également que Stéphane du Mesnildot, dont nous connaissons le grand intérêt pour l’Asie et dont nous avions plus qu’apprécié son essai atypique et littéraire sur les vampires au cinéma (Le miroir obscur paru en 2013), sort un livre sur le film chez Actes Sud, Memories of murder, l’enquête (à paraître en 2018).

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6 commentaires à propos de “Memories of murder”

  1. Ce qui surprend en effet, c’est cette maîtrise formelle et le regard désabusé du réalisateur sur ce qu’il filme, alors que BONG Joon-Ho n’en est alors qu’à son deuxième long métrage (le premier, je crois, n’a pas été édité en France). C’est un des films qui me font le plus rire, et pourtant, avec quelle sensation d’amertume on en sort.

    Il y a déjà, avant The host, un discours sur les liens entre la Corée du Sud et les Etats-Unis (la nécessité d’envoyer l’extrait d’ADN aux USA fait grimacer Park, qui s’est lancé dans une diatribe contre les méthodes du FBI un peu plus tôt dans le film). Si la Corée du Sud ne peut se détacher de l’influence américaine, le réalisateur montre quant à lui son indépendance quant au modèle du polar hollywoodien : quelle singularité dans le ton et dans l’image… Certains réalisateurs français auraient dû s’en inspirer (pensons au médiocre Canet … et même le Mesrine de Richet (2008), bon à plusieurs égards, ne peut se priver d’une maladroite course-poursuite avec des policiers américains au milieu du désert).

    Tu cites Fincher : ce récit d’enquête sans fin n’est pas sans faire songer à Zodiac (2007).

  2. Un très grand film. On peut penser que Fincher l’a vu avant de faire son Zodiac en effet. Je voudrais juste ajouter que Bong me parait être un metteur en scène bien plus intelligent et mature que son compatriote Park et que Memories of Murder n’a rien à voir avec l’abject et bête Old Boy, puisqu’il est cité dans la critique.

  3. Old boy m’avait impressionné et il me semble difficile de dire que Park Chan Wook ait manqué de maîtrise pour ce film (une maîtrise technique et narrative). Mais il faut aussi voir JSA de Park Chan Wook (il ressort sur les écrans le 27 juin prochain). Moins virtuose à l’image mais aux personnages mieux cernés, plus travaillés. C’est aussi dans JSA, plus que dans ses autres films (sur les cinq ou six vus), qu’on a une réelle sympathie pour eux.

    Après avoir dit ça, je préfère aussi Bong Joon-ho.

    • Ah, je ne nie pas la maitrise technique de Park, indéniable en effet. C’est le fond d’Old Boy que je n’ai pas aimé, cette immaturité manifeste d’un scénario d’abord fait pour choquer le spectateur et qui s’avère vain et assez bête.

  4. Je rejoins évidemment ce dithyrambe sur ce thriller ambitieux qui dépasse la grande majorité des classiques hollywoodiens (Seven et Le silence des agneaux, entre autres) et qui met en exergue cette frustration, ainsi que cette incapacité à saisir le serial killer de service. Mais l’œuvre est plus complexe et fuligineuse et évoque par ailleurs les travers de son propre pays.

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