Mademoiselle de Joncquières

Emmanuel Mouret, 2018 (France)


COUPLET DE FOLIE et VARIATIONS


Après le déjà plaisant Caprice (2015), Emmanuel Mouret adapte un des récits de Jacques le Fataliste de Diderot (1780). Bien évidemment avec ce réalisateur, quoique la langue ne soit plus tout à fait celle de Diderot (Mouret reprend l’écriture du récit et des dialogues), ces échanges à la manière du siècle des Lumières sont des plus savoureux. C’est aussi le propos que l’on pourrait tenir sur les acteurs, Cécile de France et Édouard Baer qui interprètent superbement Madame de La Pommeraye et le marquis des Arcis. On se délecte de leur relation et de ce qu’elle advient : un amour conquis par la patience, puis dépassionné, gagné par la mélancolie et finalement, chacun déchirant sa part, emporté par la tromperie. Des Arcis voit d’autres femmes qu’il oublie presque aussitôt. Madame de La Pommeraye, humiliée, intériorise alors son tourment et ourdit une intrigue à la hauteur de sa déception. Tandis que lui a bien repris sa liberté, son amie demeure enchaînée.

Ainsi, sachant le marquis particulièrement sensible à tout ce qui lui résiste, Madame de La Pommeraye recourt à l’assistance de Madame de Joncquières et de sa fille (Natalia Dontcheva et Alice Isaaz), aristocrates déchues qui depuis nourrissaient les désirs des vulgaires dans de sombres tripots. Prostituées devenues dévotes pour leur employeur, elles sont bientôt présentées à celui qui se croit prédateur. Emmanuel Mouret se plaît à sublimer le principal objet de la cabale de l’ex-marquise (« Asseyez-vous ici. Ou non, plutôt là ») et Alice Isaaz (qui prête donc ses traits à Mademoiselle de Joncquières) devient sous cette lumière à la fois muse renaissante et vierge aux douleurs. Le réalisateur et scénariste ajoute un personnage qui n’est pas dans le texte de Diderot, celui de Lucienne (Laure Calamy), censée de ses conseils ramener son amie Madame de La Pommeraye dans une plus grande mesure. Elle est prudence, elle est sagesse mais elle n’échappe pas au mensonge. Concession délicate, elle est la dernière à céder au vice. Galante civilité, il est vrai qu’elle ment pour épargner un peu son amie.

Compte tenu de la vague féministe qui souffle sur le cinéma actuel (cela depuis les révélations en 2017 concernant l’ogre Weinstein), après ses protagonistes, le film devient à son tour mensonger envers celui qui souhaiterait forcer le lien avec son temps. Car si l’entreprise de Madame de La Pommeraye est menée jusqu’au bout (jusqu’à noyer le marquis dans l’infamie en le mariant à une femme de petite vertu), il faut encore aller un peu plus loin dans le récit, ou se rappeler tout simplement le livre, pour considérer le pardon du marquis des Arcis. Ce pardon en effet témoigne d’une sincérité nouvelle à l’égard de celle qui a causé (même indirectement) la ruine de sa distinction. Il finit donc par apprendre que sa femme n’est pas aussi pure qu’il le croyait et pourtant il lui pardonne. De la même manière, le spectateur, qui s’est pris d’affection pour ce libertin ainsi violenté, finit par lui pardonner et lui accorder crédit. A l’inverse, l’état de Madame de La Pommeraye à la toute fin montre que sa vengeance, qu’elle prétend être celle de son sexe contre le genre masculin tout entier, n’a conduit à rien. Abattue, elle a perdu toute l’énergie qui la caractérisait et son visage sans éclat est alors en tout point comparable à celui de la marquise de Merteuil à la fin des Liaisons dangereuses (Frears, 1988). Peut-être est-elle parvenue à changer le marquis, mais à quel prix ?

Emmanuel Mouret termine musicalement Mademoiselle de Jonquières par un extrait de la Follia de Vivaldi (dans une interprétation sur instruments anciens par l’ensemble du Giardino Armonico). Il ne prend pas le morceau à son commencement dont le tempo lent aurait fait glisser l’expression de Madame de La Pommeraye vers une tristesse trop douce voire de la mélancolie. C’est le mouvement le plus vif et le plus agressif qui fait la transition avec le générique, les cordes y sont frappées par les archers, si bien que sur le visage de la dame la musique donne l’impression d’une claque. En outre, l’utilisation de la Follia qui relève de l’art de la variation convient parfaitement au sujet du film comme d’ailleurs à l’œuvre qu’est en train de concevoir film après film le réalisateur d’Un baiser s’il vous plaît (2007). Approche en douceur, allegro, tempo vivace ou coup de sang, Emmanuel Mouret décline le trouble amoureux sous ses différentes formes. Par la mise en scène et les dialogues, il lui laisse le temps de naître, de s’altérer ou de grandir mais son expression, dans Madame de Jonquières comme dans ses précédents films, s’en trouve sans cesse renouvelée. Incisif et heureux : Emmanuel Mouret nous ravit de son couplet de folie.

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11 commentaires à propos de “Mademoiselle de Joncquières”

  1. Merci Benjamin pour cette jolie critique. Particulièrement intéressé par ce que tu dis de l’utilisation de la Follia de Vivaldi. Mouret n’use certes pas toujours de la langue de Diderot, mais on la retrouve malgré tout souvent dans les dialogues, en tout cas plus que dans la version de Bresson. D’accord avec toi pour le rapprochement avec la Marquise de Merteuil comme je le disais chez moi.

  2. Bonjour, « Mademoiselle de Joncquières » est un long-métrage que j’aime bien. Je suis parti voir ce film dramatique au ciné à sa sortie. J’ai beaucoup apprécié la prestation de Cécile de France.

  3. Avant qu’il ne disparaisse de l’affiche, je ne désespère pas d’ajouter ce Mouret costumé à la petite collection de saynettes dont il fut acteur et metteur en scène et qui m’ont particulièrement ravi.
    Les quelques mots glanés dans ton texte laissent poindre un enthousiasme communicatif.

  4. Emmanuel Mouret a sans conteste pris un peu de galon ces derniers temps : avec Une autre vie et ce dernier, il prend le large et s’éloigne des redondances burlesques sur lesquelles il s’attardait auparavant. C’est tant mieux. Pourtant, j’ai beau essayer de toutes mes forces, je ne parviens pas à trouver son film (et son cinéma) plus que « charmant ». Les acteurs.trices sont parfait.e.s, l’adaptation est réussie, le propos pertinent. Mais je trouve, malgré tout, l’ensemble beaucoup trop sage, calme, lisse. Le déroulé de la vengeance est trop étiré et laisse poindre un peu d’ennui. La volonté, apparemment tactique, de faire se réveler le personnage de Mademoiselle de Joncquières au tout dernier moment est intéressante, mais ne fonctionne pas vraiment : il est trop tard, elle a trop peu de place et les mimiques d’Alice Isaaz ont condamné le personnage à une superficialité dont il ne se relève pas. L’impression est celle d’un cinéma qui se voudrait le reflet des subtiles cruautés de l’amour, mais dont le cœur bon enfant l’empêchait d’atteindre ce but. Donc, un cinéma charmant et plein de qualités, mais loin, très loin d’un Valmont ou d’un Bresson.

  5. Il n’y a pas de cruauté dans Mademoiselle de Joncquières. Ou disons que celle-ci n’est pas suffisamment agressive pour emporter tout un personnage. Cela ne me dérange pas car je n’ai pas le sentiment que ce soit tout à fait l’intérêt de Mouret.

    Contrairement aux Dames du bois de Boulogne (1945), Emmanuel Mouret fait en sorte que l’on s’attache à tous les personnages. En cela, ils gagnent une complexité que je n’ai pas trouvé chez Bresson. Dans son film, la morosité dans laquelle Maria Casarès se trouve au début n’a pas eu le temps de nous toucher que le personnage devient aussitôt une froide calculatrice (elle va jusqu’au bout de sa vengeance et on imagine à la fin, même si Bresson ne le montre pas, sa pleine satisfaction). Paul Bernard (le marquis de Diderot), quoi qu’il lui arrive, nous laisse plutôt indifférent (ceci probablement en rapport avec les indications de jeu de Bresson). Le vrai personnage complexe dans Les dames du bois de Boulogne, c’est celui d’Élina Labourdette (l’équivalent de Mademoiselle de Jonquières) partagée entre sa situation passée, ses aspirations et le piège dans lequel elle est l’appât.

    Alors que dans le film de Mouret, l’intérêt me semble dans la complexité de tous. Aucun personnage n’est figé. Les émotions circulent, tenaillent les êtres avant de les amener ailleurs. Mouret s’intéresse je crois toujours à cette évolution des sentiments et à leurs jeux. Et dans cette histoire je serais bien en peine de choisir un parti. Pousser à bout la cruauté et laisser Madame de La Pommeraye dans la pleine satisfaction de sa vengeance nous faciliteraient la tâche. Ce n’est pas le cas. De même, Mademoiselle de Joncquières, même si Mouret rate sûrement un peu d’en faire un personnage plus important (puisqu’il donne son nom au titre du film), sa position dans le récit d’une part et les expressions d’Alice Isaaz d’autre part troublent assez son personnage (son artificialité me paraît convenir avec l’étiquette de l’époque et la mise en scène de sa maîtresse). Tout est donc dans la complexité des êtres, la variation des émotions et la passion qui, sous toutes ses formes, traverse le film et nous emporte !

  6. Les personnages sont changeants et c’est une réussite du film, c’est vrai. Disons alors que la modulation de ces changements reste très légère. Par exemple, pousser la cruauté et laisser Madame de la Pommeraye à la satisfaction de sa vengeance ne nous faciliterait pas la tâche à mon avis. Au contraire, nous verrions alors qu’elle détruit sa sensibilité pour détruire celle de l’homme : les deux seraient peut-être brisés, mais ils seraient transformés, et ce serait beau ! Ici, l’homme retrouve l’amour après avoir été légèrement déstabilisé, et la femme, après avoir été prise à son propre piège, reste finalement avec un chagrin d’amante bafouée qui est très proche de celui qu’elle ressentait auparavant… Il y a fluidité, subtilité, changements, certes mais tout rentre à peu près dans l’ordre, il n’y a pas de véritables bouleversement de l’âme des personnages. C’est un peu trop sage pour moi.

  7. Ces changements me paraissent, au contraire, être de ceux qui peuvent ébranler vos certitudes. Lui pourrait n’avoir plus d’amour que pour celle qui a failli lui causer sa perte. Elle, à la fin, n’essuie pas seulement une déconvenue sentimentale. Pour la première fois la voilà profondément perdue, réalisant soudain le prix de sa vengeance et reconsidérant peut-être sa nécessité.

    Peut-être Mouret, en effet, ne livre-t-il rien de plus qu’une folie, au sens XVIIe, c’est-à-dire une simple (quoique délicieuse) fantaisie. Mais sa folie ne touche pas simplement au cœur. Il me semble qu’elle questionne aussi (avec l’aide de Diderot certes), subtilement, discrètement, la nature humaine.

  8. « La considération et l’estime accompagnent aussi inévitablement la maîtrise des mots que l’admiration la beauté. » Les mots que Jane Austen réserve à sa « Lady Susan » (qui complète le tableau des femmes dangereuses, entre la Pommeraye et la Merteuil) pourraient tout autant convenir à ce très beau texte qui fait l’éloge d’un film non moins admirable.

  9. Alors que je ronge mon frein de ne pouvoir voir Chronique d’une liaison passagère (2022), j’ai eu envie de revoir Mademoiselle de Jonquières. Je remarque mieux cette fois la symbolique des couleurs qu’Emmanuel Mouret fait apparaître, notamment sur les robes superbes de Madame de La Pommeraye.

    Ainsi, au premier plan du film, la belle veuve arrive du fond du paysage en compagnie du marquis des Arcis, toute de blanc vêtue. Il lui fait la cour. Elle a quelque vertu (ou bon sens) de ne pas lui céder, ce que semble dire le blanc. Bien vite, la jolie veuve prend les couleurs du marquis, un bleu ciel qui, au grès des lumières, se teinte de vert. Il l’accompagne depuis six mois sans la quitter et finit par la convaincre de ses sentiments à son égard. La passion les saisit tout deux (voyons ce baiser donné tandis que la caméra s’approche des deux livres abandonnés sur la banquette), La Pommeraye rosit : une robe saumon tout d’abord, à laquelle succède une toilette à la couleur plus mordante.

     

    Soudain, les sentiments se troublent et c’est le doute. Sur le vêtement le blanc revient, mais, cette fois, c’est plutôt pour suggérer la pâleur maladive ; blanc comme un vide. Le trouble ne dure pas, la rancœur vite lui succède. Madame de La Pommeraye se jette aussitôt dans les manigances : ses riches habits à nouveau s’accordent, une robe pâle rayée qui évoque la duplicité dans laquelle elle s’installe.

    Instrument du mal ou noire figure vengeresse, elle demeure dans l’ombre face à Madame de Joncquières (la robe de celle-ci a des couleurs passées et renvoie à l’éclat perdu de son ascendance).

    Cependant, quand la cruelle manœuvre de La Pommeraye est sur le point de débuter, Cécile de France est rayonnante. Grâce à un habit doré, elle devient un soleil contre lequel, sans s’en apercevoir, le marquis se brûlera.

    La rencontre entre le marquis et Mademoiselle de Jonquières, par laquelle La Pommeraye entend châtier l’infidèle, est organisée aux « jardins du roi ». En ce lieu, les formes encore paraissent indiquer à leur manière, sans que le marquis ne se doute de rien, tous les supplices qui vont lui être réservés.

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