Le goût de la cerise

Abbas Kiarostami, 1997 (Iran)

M. Badii, comme le pseudo-William Blake (Dead man, Jim Jarmusch, 1996), traverse un territoire qui n’est plus tout à fait celui des hommes mais plutôt celui des âmes. Si le poète au pistolet est dès le commencement condamné à descendre aux enfers, M. Badii, lui, peut-être à l’image de l’Iran tout entier, erre encore au purgatoire. La périphérie urbaine dans laquelle tourne cet homme en peine est un vaste chantier dont on ne sait s’il est de construction ou de destruction.

Le paysage se constitue de collines au sol sec et rocailleux. M. Badii (Homayoun Ershadi) s’y déplace en voiture, à très faible allure. Son chemin est sinueux, fait de détours, un peu à la manière du cheminement troublé de ses pensées. Il cherche un homme qui lui rendrait un service bien peu commun contre une généreuse somme d’argent. Il s’agit, dès l’aube, qu’on lui jette quelques pelletées de terre sur son corps refroidi. Kiarostami filme la terre de telle manière qu’elle sert tant à rattacher son principal protagoniste à la réalité qu’à le projeter de façon symbolique à l’état de poussière auquel il aspire tant. Lors d’une scène, Badii regarde d’en bas une pelleteuse sur une colline. Elle déverse une grosse quantité de terre. Cailloux et débris glissent sur la pente jusqu’au niveau de l’observateur. Badii pense à son trou et à lui au fond. Peu après, des jeux d’ombres reprennent cette idée du corps enseveli.

Badii explique sa situation à quatre reprises, aux quatre hommes qu’il tente de convaincre. Le premier est un jeune militaire kurde. Sa fuite marque un refus pénible pour celui qui cherche à mourir. Le second est un gardien de chantier afghan qui refuse également la proposition. Le suivant est un séminariste afghan (la guerre afghane est citée ainsi que la diaspora qu’elle entraîne). Nouvelle déception. Puis vient la rencontre avec un plus vieil homme qui accepte de l’enterrer. Sur le chemin, toujours en voiture, toujours à travers les collines, dans les cols et les virages de ce paysage désertique, le nouveau compagnon prend la parole et raconte son expérience avec sagesse (dire son métier n’est pas anodin puisqu’il est taxidermiste, ce qui le met en rapport direct avec la mort ; le voilà presque guide d’un au-delà…). M. Badii reste silencieux et pour la première fois se laisse diriger (« Prends à gauche ! », « Tourne à droite »). Le chemin emprunté est un peu plus arboré, un peu plus vert et, dans un quartier de la ville, un peu plus animé. Tous deux rejoignent la route principale.

A l’entrée du Muséum d’histoire naturelle de Téhéran, le portail, magnifique et gigantesque, est semblable à celui d’un lieu divin ou céleste. Sur un banc, Badii fait face au soleil couchant. Il n’est plus aussi certain de sa décision. La vie l’occupe à nouveau : un coup d’œil au ciel bleu, à la ville devant lui, aux jeunes gens qui courent au loin… Dans la dernière séquence, il se referme à nouveau sur lui alors que la nuit est tombée et que le tonnerre gronde. La réalisation transcrit ce « repli » par son enfermement, vu de l’extérieur, dans l’appartement et dans la voiture. Le montage qui suit enchaîne un gros plan sur son visage, puis les nuages noirs devant la lune, enfin le noir total qu’accompagne le son de la pluie. La lumière du jour éblouit ensuite : Kiarostami choisit en épilogue de filmer la fin d’un tournage et des soldats souriants dans l’herbe sur le versant d’une colline, celle choisit par Badii pour son enterrement. A l’arrière-plan, une voiture repart…

Le troisième degré de lecture et la parabole sont difficiles à discerner. La société (?) ne peut rien pour Badii (ni le soldat, ni le religieux ne savent l’aider). Pourtant le fond est simple : qu’il soit une incarnation de l’Iran ou non, le bonhomme que l’on suit ne doit pas perdre espoir, ni ne doit renoncer « au goût de la cerise » (dans sa voiture, Badii reprend sûrement bien la route à la fin). La légère ressemblance physique qu’il me semble voir entre Homayoun Ershadi et Bruno Ganz me ramène à l’image des anges de Wim Wenders (Les ailes du désir, 1987, et Si loin, si proche, 1993). Bien que M. Badii ne soit pas tout à fait un ange, les errances de celui-ci et de Damiel les placent à une distance intermédiaire entre le terrestre et le divin. Plus aptes à comprendre ce qui les entoure, plus aptes à comprendre le monde et les hommes. Avec ce très beau film, Abbas Kiarostami a reçu une des deux Palmes d’or décernées lors du Festival de Cannes de 1997.

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