Le gamin au vélo

Luc et Jean-Pierre Dardenne, 2011 (France, Belgique, Italie)

Récompensé à Cannes par un prix de la mise en scène, ce film des réalisateurs belges offre-t-il des images époustouflantes, des effets de signature aisément reconnaissables ? Nullement, le talent des deux hommes consiste au contraire à se faire aussi discrets que possible dans leur film, à ne pas s’interposer entre un récit pathétique et ses spectateurs. La signature des frères Dardenne est tout simplement de bien raconter, et l’émotion qui gagne le spectateur devant ce « gamin » prouve qu’ils y parviennent non pas bien, mais excellemment. Nous assistons ainsi à une leçon de narration filmique.

La très grande qualité du Gamin au vélo ne tient pas au caractère exceptionnel du scénario à partir duquel ce film est construit. L’histoire est celle d’un enfant, Cyril, sans mère, que nous découvrons dans un centre d’accueil. Il est d’une obstination incroyable, et celle-ci se manifeste dans sa volonté de rejoindre son père, qui, pense-t-il, voudra bien le reprendre. Une coiffeuse (Samantha, sobrement interprétée par la sympathique Cécile de France) croisera sa route et s’attachera à lui. Elle palliera l’absence de ce père qui refuse définitivement de reprendre celui qui n’est pour lui que le vestige d’un passé qu’il veut oublier. Cyril devra alors commettre de nombreux méfaits et même se mettre en danger pour parvenir à accepter que Samantha, cette femme résolue et patiente, devienne sa mère… On comprend que cette histoire justifie son existence à l’écran non par son caractère exceptionnel, mais par le seul fait qu’elle a pu ou pourrait arriver. Et les visites que les deux réalisateurs ont rendues à de jeunes délinquants leur ont permis de trouver le ton juste, leur démarche rappelant en cela celle des naturalistes.

Avant tout, Le gamin au vélo est une leçon de montage et de cadrage. 1H27, aucune digression, aucun passage qui nous laisse inattentifs. Par exemple, nous suivons le gamin lorsqu’il recherche son père, lequel a tout tenté pour ne laisser aucun indice sur sa nouvelle adresse. Le registre pathétique est comme retenu dans ces passages où Cyril est rabroué par tous les adultes qu’il interroge, car les réalisateurs ne prennent pas le temps de nous montrer l’enfant en pleurs, perdu. Non, Cyril reprend son vélo et continue à lutter contre les circonstances. Ainsi, on ne comprend pas immédiatement pourquoi l’émotion nous submerge lorsque, dans la dernière demie-heure, nous voyons en un beau travelling Cyril et Samantha faire du vélo au bord de l’eau. C’est que, après plus d’une heure de scènes dramatiques (le père qui abandonne Cyril, l’enfant qui se laisse séduire par une petite frappe de sa cité et sombre dans la violence), trop de tension s’est accumulée en nous sans que nous ne nous en apercevions et sans que les réalisateurs nous laissent le temps de l’exprimer. Face à ce plan esthétique et simple, empreint de nostalgie, le pathos se libère, même si ce n’est plus le Cyril aux mille malheurs que nous observons mais un simple enfant en balade avec sa mère (adoptive). Les deux réalisateurs savent donc admirablement ménager leurs effets tout en procurant une vive émotion aux spectateurs : c’est en cela que le jury du 64ème festival de Cannes ne s’est pas trompé en distinguant leur mise en scène.

Les frères Dardenne prouvent qu’on peut accéder à un grand succès critique juste en racontant une histoire, sans glisser du méta- dans son film ni rechercher à dépasser la sphère privée pour atteindre une dimension métaphysique. Je ne vais pas comme certains simples critiquer en elle-même la tentative de livrer sous la forme d’un film un discours réflexif ou philosophique, car le cinéma, comme n’importe quelle forme, peut s’adapter à n’importe quel contenu – le roman longtemps méprisé et plus récemment la BD l’ont assez prouvé. Mais, après la leçon de cinéma qu’est Le gamin au vélo, il convient plutôt de rétablir une vérité assez simple : si vous optez pour une narration, une histoire, soyez un bon conteur ; si vous ne l’êtes pas, le fait que vous montriez que vous savez réfléchir et donner un double sens à vos images ne changera rien à l’affaire. On souhaite ainsi que le dernier film de Terrence Malick, qui cette année a volé la vedette aux Belges (deux fois lauréats à Cannes), parvienne à lier sans lourdeur le récit privé qu’il montre (l’enfance difficile du personnage interprété par Sean Penn) et une réflexion que les critiques décrivent comme métaphysique.

RSS
Follow by Email
Twitter
Visit Us

2 commentaires à propos de “Le gamin au vélo”

  1. Trois extraits brefs d’un concerto pour piano de Beethoven passent sur Cyril à des moments précis du film, dans le premier et le dernier quart d’heure ainsi qu’au milieu : à chaque fois, me semble-t-il, que le rapprochement avec le père échoue et que Cyril est rejeté. Les quelques mesures que l’on entend du deuxième mouvement du concerto No. 5, Adagio un poco mosso, laissent croire à une respiration : elles donnent au spectateur l’idée de pouvoir pleinement inspirer pour l’enfant après le stress enduré et souffler enfin. C’est aussi un début d’élévation, une pause en tout cas, sereine et bienvenue. Ce morceau à peine esquissé est pourtant coupé net, interrompu, et les Dardenne ne laissent pas le piano qui suit s’exprimer, des notes légères qui prolongent justement la pause et étirent l’espace de quiétude installé dans les premières mesures. Pour Cyril, il n’y a donc pas de respiration véritable, pas de quiétude, sauf plus tard cette belle ballade en vélo avec Samantha qui t’a particulièrement touché et que l’on retrouve sur l’affiche du film .

    Cette musique est d’autant plus valorisée qu’elle est rare chez les Dardenne, introduite pour la première fois (?) dans Le silence de Lorna (2008), à nouveau disparue dans Deux jours, une nuit (2014). Et ces courts extraits de concerto m’ont ramené du côté de Malick, à The tree of life ! Ce qui est assez bizarre puisque, agacé par les critiques, tu cites ce dernier film presque avec défiance.

    Or dans le film beau et simple des Dardenne, ces notes sont justement à mes yeux comme une épiphanie (le terme a beaucoup été répété à propos du cinéma de Malick, au moins avec The tree of life et A la Merveille). Comme si le réalisme assez dur des Dardenne finissait malgré tout par laisser percer un filet de lumière ; une lumière autre, dont la source n’est plus vraiment identifiable, celle de l’être ou de l’aspiration à autre chose. Le rapprochement est peut-être saugrenu. Probablement facilité par l’article de Jean-Philippe Tessé qui dit du cinéma des frères Dardenne qu’il est « humaniste-chrétien » (Les Cahiers du cinéma n° 667, mai 2011). Mais, encore une fois, la musique m’a laissé espéré une élévation, un bonheur sur lequel le film ne se conclut pas, mais qui arrive bel et bien.

Répondre à Jérémy Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*