Le dernier duel

Ridley Scott, 2021 (États-Unis, Royaume-Uni)

« Il jeta de côté ma belle robe avec corps découvert,
Et envahit précipitamment ma forteresse avec désir dressé »

Carmina Burana, XIIIe siècle,
cité par Michael Camille,
L’Art de l’amour au Moyen Âge, 2000.

« Savoir faisons en generalité
Qu’a nostre Court sont venues complaintes
Par devant nous et moult piteuses plaintes
De par toutes dames et damoiselles,
Gentilz femmes, bourgoises et pucelles,
Et de toutes femmes generalement,
Nostre secours requerans humblement,
Ou, se ce non, du tout desheritées
De leur honneur seront et ahontées.
Si se plaingnent les dessusdittes dames
Des grans extors, des blasmes, des diffames,
Des traïsons, des oultrages trés griefs,
Des faussetez et de mains autres griefs,
Que chascun jour des desloiaulx reçoivent,
Qui les blasment, diffament et deçoivent.
 »

Christine de Pisan,
Épître au dieu d’amours, 1399

Marianne tient seule la seigneurie de Lockley avant de choisir de suivre Robin à l’aventure (Robin des Bois, 2010). Sibylle, sœur de roi, puis reine à son tour, délaisse les royaumes latins d’Orient pour suivre le chevalier Balian dans sa retraite (Kingdom of Heaven, 2005). Même sans être les personnages principaux (elles sont ailleurs dans sa filmographie et à d’autres époques), dans les histoires de Ridley Scott, les femmes sont femmes de pouvoir et maîtresses de leur vie. Avant Le dernier duel, elles ont toutefois un homme à suivre, un amant idéal dont elles embrassent la cause et avec lequel elles forment un couple fort et uni. Certes, dans le Moyen Âge de Ridley Scott (XIIe-XIVe siècles), elles sont « femmes de » et, en dehors de quelques saillies, se fondent dans l’ombre du héros. Pourtant, l’homme choisi leur correspond. Dans Le dernier duel, on trouve une telle femme : dame Marguerite (interprétée par Jodie Comer) au bras de Jean de Carrouges (Matt Damon, la balafre large et la barbe en pointe). Elle est aimée et considérée dans le récit que le réalisateur nous présente du point de vue du chevalier Jean. Jean se croît bon époux et idéalise sa relation avec Marguerite.

À la manière de Rashomon (Kurosawa, 1950), Le dernier duel donne trois points de vue sur un seul fait : le viol de Marguerite, la femme du chevalier de Carrouges, par Jacques Le Gris, protégé et puissant conseillé du comte Pierre d’Alençon (respectivement incarnés Adam Driver et Ben Affleck). Les trois segments et la répétition du même récit n’ont pas pour objectif de laisser le spectateur construire sa propre version du crime, encore moins de traquer les indices qui invalident une version plutôt qu’une autre. Dans un premier temps, les trois récits se complètent assez subtilement. Les éléments propres à chacun, assez mineurs pour la compréhension du crime, permettent une meilleure appréhension des attitudes et des considérations des personnages principaux. Les trois récits donnent ainsi surtout l’occasion de mesurer les différentes perceptions du viol. Dans un second temps, le viol par trois fois conté gagne une persistance, comme une douleur qui ne passe pas. Même altéré par la narration, transformé selon les versions, il est revécu trois fois comme, on le suppose, la violence faite s’impose à l’esprit de la victime à chaque fois que celle-ci lui est rappelée.

« Que la femme y soit une inférieure, cela est hors de doute. Dans cette société militaire et virile, à la subsistance toujours menacée, et où par conséquent la fécondité est plus une malédiction (d’où l’interprétation sexuelle et procréatrice du péché originel) qu’une bénédiction, la femme n’est pas toujours à l’honneur. » Jacques LeGoff, La civilisation de l’Occident médiéval, 1964.

La partie exposant l’histoire selon Jean de Carrouges est la plus plaisante, c’est la version à laquelle le petit garçon que j’étais est attaché : le chevalier est brave, loyal et remplit parfaitement ses devoirs de vassal. Il est juste et aimant avec sa dame (« un mari bon et sage » selon un vers de Christine de Pisan). Mais un tel héros, s’il a existé (Robin, Balian…), n’est plus possible aujourd’hui. Le deuxième récit aura tôt fait d’en effacer le joli portrait. En effet, Carrouges y est rapidement décrit comme un incapable (sac de Limoges, défaite en Écosse…). La deuxième partie est celle de l’ennemi : Jacques Le Gris. C’est son point de vue, sans « douz regart », et on note que le vil ne se ment pas à lui-même. Il se montre cupide et lubrique sans vraiment s’en cacher. Il convoite une place auprès du comte d’Alençon et obtient des terres par des menaces et des pressions exercées sur les autres vassaux. Toujours en bonne compagnie, il partage aussi avec le comte ses plaisirs, à sa table et dans son lit. Dans ses échanges avec Marguerite, Jacques Le Gris ruse, la force et cherche à la manipuler. La scène du viol est nerveuse, assez pénible, mais reste sans commune mesure avec la violence vécue par la victime dans la troisième partie. La réalisation de Ridley Scott fait ici la différence, variation sobre et terrible, sans complaisance.

Le film réussit bien à nous faire ressentir toute l’injustice qui frappe la femme. Avant le viol, la belle-mère, le mari et même le médecin (d’un regard porté sur un flacon d’urine) lui reprochent de ne pas parvenir à tomber enceinte. Avec le viol, pour la dame, tout n’est que peine et punition. Elle s’exprime avec sincérité, veut obtenir réparation mais n’obtient que violence en retour : de la belle-mère qui la tient pour faible, de Jean qui lui rendra justice mais ne s’occupe en définitive que de sa propre renommée, des religieux qui la punissent doublement en la menaçant de mort si l’ordalie par le duel provoqué ne lui donnait pas raison (pour expliquer ici le titre, le duel en question, qui se tient en 1386, est le dernier qu’autorise le Parlement de Paris). Tout s’oppose à la femme et tout est fait pour qu’elle s’accommode du viol subi (« la vérité compte moins que la puissance des hommes » profère la mère Nicole de Buchard). Après tout, selon le prêtre qui ne condamne jamais le seigneur violeur, la faute revient à la tentatrice et par elle Dieu met l’homme à l’épreuve.

Le troisième segment qui présente le point de vue de la dame est parfait. En dehors du viol, Scott donne à ressentir autre chose et nous fait le plaisir d’attribuer à Marguerite une habile gestion de ses terres. Les exemples qu’il prend sont précis et illustrent les priorités d’une petite seigneurie à cette époque : la charrue tirée par des bœufs jugés trop lents, la perception des redevances dans un rapport de confiance avec les paysans… En outre, Marguerite n’a plus seulement un rôle de représentation aux côtés du mari qu’elle valorise par sa beauté et sa culture, ni seulement celui d’une épouse à qui il est d’abord demandé de donner un héritier. Dans ces moments, Marguerite est « donneuse d’ouvrages » et à son tour maîtresse en son domaine.

« Le jeune homme avait les bras vigoureux, et il la prit gauchement, car il ne savait pas s’y prendre autrement. Il l’a renversée sous lui. Elle s’est bien défendue et débattue autant qu’elle a pu. Mais ses efforts furent vains… », Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal (traduit par Jean Dufournet, 1997), c. 1182-1183.

Charles V « le Sage » n’est pas dans le film, uniquement sa mort comprise par l’acclamation du nouveau roi. Le XIVe siècle qui sert de contexte est celui de Charles « le Fol » et l’époque nous apparaît dans toute sa structure. Les cadres limitent les agissements de chacun et contraignent plus encore les mouvements de chacune. Jamais un film, me semble-t-il, n’avait à ce point insisté sur les cérémonies régissant la société médiévale : cérémonie de l’hommage, adoubement, cérémonie du mariage. Le simple baiser, marque de respect et promesses de fidélité, est restitué dans ses acceptions liturgiques et rituelles. Le réalisateur est alors bien malicieux de faire du baiser de confiance que Marguerite donne à Jacques à la demande de Jean, celui par lequel le trouble naît et le désir s’immisce. Ridley Scott n’en oublie pas l’argent, le pouvoir et ses interdépendances qu’il place au cœur du récit. Ainsi, dans un contexte de guerre contre les Anglais et de difficultés économiques, le film complexifie cette affaire puisqu’au « fol amor » d’un prince trop possessif s’ajoutent les jalousies entre les puissants.

Le dernier duel est un film à la hauteur de son discours, en parfaite adéquation avec la déferlante féministe qui touche le monde du cinéma. Il est également une plongée dans l’époque avec force détails. On regrette que certains s’arrêtent au fracas du duel et au sang versé par les deux chevaliers. Le film vaut davantage. Il est nuancé et subtil (le signe de croix face à Notre-Dame par exemple est un autre de ces gestes plein de sens, à la fois religieux et autrement symbolique), une représentation médiévale qui interpelle et laisse une empreinte aujourd’hui.

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2 commentaires à propos de “Le dernier duel”

  1. J’ai adoré, quel film ! On frôle le chef d’oeuvre. Mon petit bémol serait sur les deux versions du viol qui sont trop identiques pour un éventuel débat sur le consentement. Mais ca reste une claque, lemeilleur de Scott depuis « American Gangster »

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