Laura

Otto Preminger, 1944 (États-Unis)

Pour les dix ans de La Kinopithèque, je propose ici un texte sur Laura, publié à l’automne dernier sur De son cœur le vampire, et qui fait écho à celui de Benjamin, Amours troubles, consacré au même film. Ce qui m’avait frappé en lisant ce dernier et les commentaires l’accompagnant, c’est combien, avec Laura d’Otto Preminger ou La femme au portrait de Fritz Lang, le film noir naissant se découpe déjà, dès 1944 (c’est aussi l’année d’Assurance sur la mort de Billy Wilder), en sous-genres assez clairement marqués. Ainsi, aux côtés d’un courant directement policier – dans lequel le genre puise ses racines les plus évidentes – et d’un autre, probablement le plus célèbre, qui, entre femme fatale et perdant-né, propose une certaine peinture sociale le faisant entrer en résonance avec les cinémas qui vont bientôt se développer au Japon ou en Italie, une troisième voie se dégage jouant sur le ressort psychanalytique.

Est-ce lié à une lecture peut-être un peu superficielle de Freud ou, pour des réalisateurs et des techniciens souvent d’origine germanique, à une réminiscence de l’expressionnisme, toujours est-il qu’un penchant, semble-t-il naturel, entraîne rapidement ce film noir psychanalytique vers les rivages du fantastique. Il existe toutefois, dans ce mariage étrange et fécond, différentes possibilités comme l’atteste la ‘‘trilogie Tierney’’ de Preminger. Ainsi, Mark Dixon, détective (1950) se tient-il fort éloigné du fantastique quand Le mystérieux Docteur Korvo (1949) y bascule franchement. Sans doute Laura, qui, sur une ligne de crête, ne cesse d’allègrement flirter avec sans jamais franchir la limite, se situe-t-il au point d’équilibre et demeure alors le plus énigmatique et fascinant des trois.

Quoi qu’il en soit, un très joyeux anniversaire à La Kinopithèque !

LAURA, ETHIQUE ÉTIQUE

En dédoublant, dans Twin Peaks, une morte héroïne (toujours incarnée par Sheryl Lee) qu’il prénomme successivement Laura (Palmer) puis Madeleine (Ferguson…), David Lynch, pour mieux s’amuser peut-être entre autres clins d’œil et citations, lie indissolublement Laura et Vertigo. C’est donc un troisième chef-d’œuvre qui rend incontournable un rapprochement maintes fois esquissé entre ceux d’Otto Preminger et d’Alfred Hitchcock. La question du genre, cependant, les distingue. Quand Laura, en 1944, participe avec d’autres à l’établissement canonique du film noir, Vertigo (1958), au bout de la course une quinzaine d’années plus loin, peut, lui, en mobiliser les codes et les motifs pour s’en éloigner et les subvertir, jusqu’à se glisser résolument dans les méandres de la dimension fantastique que le film de Preminger n’avait fait qu’effleurer1.

Mais, dans les deux cas, à travers une femme-fantasme, un même trouble se diffuse. Chacun des deux films possède alors son titre programmatique, Laura désignant la cause,Vertigo soulignant l’effet. Aussi Laura (Gene Tierney), d’abord réduite à une image, ne dépasse-t-elle jamais vraiment ce statut, si frappante soit sa réapparition qui implique une spectaculaire relance 2 de l’intrigue. De même, ses amants, qu’il s’agisse de Shelby Carpenter (Vincent Price), petit escroc mondain, ou de Mark McPherson (Dana Andrews), flic balourd, néanmoins doté d’une certaine efficience professionnelle et un temps saisi d’une surprenante pulsion nécrophile, demeurent, quoique d’abord caractérisés par la taille de leurs biceps, dénués de véritable épaisseur.

Aussi toute celle du film repose-t-elle, in fine, sur les chétives épaules de Waldo Lydecker (Clifton Webb). Et, comparativement à Vertigo, celui-ci en vient à tenir, tout à la fois, les rôles de Gavin Elster (Tom Helmore), Scottie Ferguson (James Stewart) et Judy Barton (Kim Novak), la Carlotta Valdes/Madeleine Elster démasquée. Il est Gavin Elster évidemment, autre pygmalion sans scrupules et, en tant que tel, toute-puissance maléfique. A vrai dire, du strict point de vue de la machination criminelle, parce qu’il réagit plus qu’il ne planifie, il est lui tout de même très inférieur. Mais, pour le reste, il le surpasse aisément. Chroniqueur populaire 3, il possède et incarne un pouvoir sournois dont il mésuse à loisir, se plaisant à détruire les réputations et, tout particulièrement, celles des amants de Laura depuis un certain Jacoby, auteur du fameux portrait-fétiche4 qui l’a sublimée mieux qu’il n’a jamais su le faire5.

Waldo Lydecker prend aussi la place de Scottie Ferguson, bien que Mark McPherson qui a donc en partage le penchant nécrophile semble un temps la lui disputer. Mais, puisque la réapparition de Laura y met un terme et que le policier, en manque caractéristique d’originalité, la désire tout autant vivante que morte, c’est bien le chroniqueur qui figure seul le même type d’amoureux fou, dangereux, morbide et malsain. Waldo Lydecker et Scottie Ferguson provoquent et se condamnent ainsi à la même inéluctable catastrophe6. Ils se rejoignent d’ailleurs sur un point décisif, qui se charge de faire dériver leur amour : leur impossibilité sexuelle. Elle ne serait pourtant pas tout à fait de même nature puisqu’à l’impuissance quasi-explicitement avouée et clairement figurée de Scottie Ferguson répond l’homosexualité de Waldo Lydecker suggérée tant par son ton et ses manières précieuses que celle, connue, de son interprète Clifton Webb.

L’absence de désir physique du personnage interroge toutefois tant ce qui achève d’interdire toute relation entre celui-ci et Laura et, par-là même, de le rendre définitivement fascinant, est un trait qu’il possède en commun avec Judy Barton. Malgré un effroyable narcissisme, volontiers exprimé dans une scène d’ouverture (où, parlant de lui, pour Laura, il déclare avec assurance : « Laura me considérait comme le plus sage, le plus spirituel et le plus fascinant des hommes qu’elle eût jamais rencontrés. J’étais en complet accord avec elle sur ce point. Elle me tenait aussi pour le plus doux, le plus bienveillant et le plus compatissant du monde. ») qui indique combien il ne doute jamais de la pertinence de ses jugements, il s’estime, lui aussi, dans l’incapacité de séduire. Esthète dévoyé, quand Scottie Ferguson est l’esclave d’une névrose érotique, Waldo Lydecker n’est pas seulement l’adorateur d’une image qu’il ne peut se résoudre à voir s’abîmer au contact de la médiocrité du réel mais est aussi le prisonnier d’un corps déjà vieilli et plus encore malingre. A nouveau, celui-ci est volontairement présenté et mis en scène dès l’exposition7 où le chroniqueur, de sa volonté de puissance à son impuissance, dit et montre, par une forme étrange, impudique et paradoxale d’honnêteté, tout ce qu’il croit être. Et, comme le serait la vulgarité supposée de Judy Barton, loin de la beauté diaphane et proprement irréelle de Madeleine Elster, ce corps représenterait un repoussoir imposant un sacrifice absolu, d’abord librement consenti puis devenu impossible à assumer à mesure que s’éloigne l’objet de la convoitise ce qui conduit à l’inévitable destruction. De la sorte, Waldo Lydecker, dans une impasse tragique, retient, lui, tout entier – ce qui rend sans véritable objet la question de la réciprocité – les termes de l’impossibilité amoureuse. Il est épris d’une femme qui n’existe pas (et dont il refuse qu’elle puisse exister) et s’en juge indigne. Dans ce geste d’abandon avant même de livrer bataille, réside l’expression de son unique tabou. Une forme d’éthique étique – et à double titre.

Antoine Rensonnet (De son cœur le vampire)

1 En ce sens, au-delà des échos entre les destins de leurs Laura et Madeleine respectives et des phénomènes de disparition, réapparition et démultiplication qui les touchent, Twin Peaks prolonge bien Laura et Vertigo. En effet, la série créée par David Lynch et Mak Frost, maintient un subtil équilibre entre soap opera et enquête policière pendant que le fantastique progresse jusqu’à totalement la happer – et en précipiter la fin.

2 L’apparition de Laura, vivante, au milieu du film, forme une rupture spectaculaire dans l’intrigue (comme dans Psychose – sous une forme inversée – mais aussi dans Vertigo). Alors que cesse une structure empruntée à Citizen Kane (Orson Welles, 1941), s’opère un décentrement qui vaut, en fait, recentrage puisque Waldo Lydecker, initialement au cœur du film, finit par le redevenir. Dans la séquence finale, il conserve d’ailleurs, à travers l’enregistrement radiophonique, sa position d’auteur quand se joue son échec absolu en tant qu’acteur.

3 A ce titre, Waldo Lydecker se rapproche directement d’un autre amoureux impossible et délirant, le J.-J. Hunsecker (Burt Lancaster) du Grand chantage (Alexander Mackendrick, 1957).

4 On retrouve ce motif, également central dans Vertigo et dans Twin Peaks (où il figure dédoublé entre une photographie sage présente dans le générique de fin et la tête du corps mort de Laura sortie d’un sac plastique), dans deux films de Fritz Lang, contemporains de Laura, La femme au portrait (1944) et La rue rouge (1945). Une décennie plus tard, le même réalisateur achève, en compagnie de Dana Andrews, sa contribution au film noir avec L’invraisemblable vérité (1956)… dont les scénarios multiples ne sont pas sans annoncer ceux de Vertigo.

5 Peut-être, contrairement à ceux que montre le film, Laura n’a-t-elle donc pas aimé que des médiocres… La morale – mais laquelle ? – serait donc sauve.

6 Il y a là une différence majeure avec Le grand chantage. Là où Laura existe d’abord, principalement et, in fine, uniquement comme icône et où Carlotta/Madeleine/Judy (peut-être parce qu’à incarner trop de personnages, elle ne peut exister en volumes – du moins aux yeux des autres) ne parvient pas à échapper à ce statut, Susan, la sœur de J.-J. Hunsecker, au surplus jouée de manière assez peu convaincante par Susan Harrison, tenue en lisière de l’action tout le film durant, finit, elle, par s’émanciper. Elle n’y gagne pourtant guère d’épaisseur et ne possède pas la moindre force iconique.

7 L’exceptionnelle séquence d’ouverture n’est peut-être pas l’œuvre d’Otto Preminger (qui en revendique toutefois la paternité) mais celle de Rouben Mamoulian, qui avait commencé le tournage de Laura.

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2 commentaires à propos de “Laura”

  1. Après McCarey, restons aux Etats-Unis et comme il a beaucoup été question de noirceur dans ces contributions, il eut été dommage de ne pas reprendre nos réflexions sur le film noir et plonger carrément dans le genre. Excellente initiative donc Antoine pour ce texte qui non seulement complète bien notre précédent papier, mais vient en plus dans notre petit calendrier éditorial à point nommé.

  2. Laura qui marche sur « une ligne de crête », c’est bien dit. Le lieu de cette marche, cela dit, dérive plus de la construction de la narration que des images. Car l’autre différence avec Vertigo, même si Laura reste un classique, c’est qu’en termes de mise en scène, Preminger est loin de valoir Hitchcock, au sens où ce dernier réussit par la seule force de ses images à rendre Madeleine/Kim Novak fascinante (voir cette extraordinaire « apparition » dans le restaurant rehaussée par les couleurs de l’arrière plan et la musique de Herrmann) là où la mise en scène de Preminger est plus prosaïque, plus terre à terre, ayant besoin de l’entremise du tableau et de la beauté surhumaine de Gene Tierney pour créer l’apparence de son inaccessibilité.

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