Hara-kiri

Masaki Kobayashi, 1962 (Japon)

Considéré comme l’un des chefs-d’œuvre du cinéma japonais, et pour une fois le terme n’est pas galvaudé, Hara-kiri fait l’objet d’un remake de Takashi Miike actuellement projeté sur les écrans français (Hara-kiri : mort d’un samouraï sorti en novembre 2011). C’est donc l’occasion, non pas de comparer les deux versions, mais de souligner que s’attaquer à un tel monument du cinéma nécessite un certain courage ou bien, à défaut, une bonne dose d’inconscience. Venant de la part d’un cinéaste connu pour sa production prolifique mais inégale, on demande à voir le résultat, même si l’on doute de la capacité de Takashi Miike à égaler la maîtrise stylistique et la profondeur de traitement du film original. N’est pas Masaki Kobayashi qui veut.

Inspiré d’un roman de Yasuhiko Takiguchi, Hara-kiri est le film d’un cinéaste dont l’étoile continue de briller dans l’esprit des cinéphiles, mais dont la réputation auprès du grand public  a souffert de l’ombre projetée par un certain Akira Kurosawa, dont il fut pourtant l’associé pendant les années 1970. Chef de file du cinéma indépendant, Masaki Kobayashi est l’archétype du cinéaste engagé, chacun de ses films étant réalisé à contre-courant des standards de production de l’époque, sur le fond aussi bien que sur la forme. Hara-kiri n’échappe pas à la règle et, sous couvert d’un film en costumes, révèle une violente critique des codes, des rites et des valeurs de la société japonaise traditionnelle et en particulier du bushido, dont il atomise littéralement les principes.


Au début de l’ère Edo, plus précisément durant la période Tokugawa (qui marque l’apogée du système féodal japonais, vers le milieu du XVIIe siècle), un samouraï sans maître (un ronin) se présente à la porte du château du clan Iyi, l’un des plus puissants du Japon. Hanshiro Tsugumo, puisque c’est le nom de ce respectable guerrier, demande au  seigneur Kageyu Saito (chambellan de son état) l’assistance du clan pour pratiquer dans des conditions honorables la cérémonie du seppuku. Cette pratique du suicide, appelée également hara-kiri, répond en effet à un rituel extrêmement codifié et nécessite impérativement d’être accompagné et entouré, il n’est donc pas question pour un samouraï, même pauvre, de se donner la mort n’importe où. Le bushido oblige d’une certaine manière le seigneur Saito à accepter une telle requête. Mais à l’époque, il s’agissait également pour les ronins de faire pression sur les clans pour obtenir en dernier recours une aide ou une aumône. Il faut bien comprendre que sous l’ère Tokugawa, le système du shogunat, alors à son acmé, a littéralement mis au chômage quantité de samouraïs, obligés de louer leurs services, de se reconvertir dans le banditisme ou au mieux l’artisanat pour survivre. L’empereur est alors dépourvu de pouvoir, le shogun a maté l’ensemble des seigneurs de guerre et les clans sont réduits à l’immobilisme ; il leur est littéralement interdit de se livrer à la guerre, d’entretenir leur château ou de s’armer sous peine d’être dissouts par le pouvoir central. Extrêmement autoritaire, le système du shogunat impose une paix forcée mais totale et réduit à la misère les samouraïs dont le clan a subi les foudres du shogun. Avant d’accepter la requête de Tsugumo, le seigneur Saito tente de dissuader le samouraï et lui mentionnant qu’il ne se laissera pas prendre par un coup de bluff ; le clan a récemment obligé un ronin venu présenter une requête identique, un certain Motome Chiijiiwa, à mener le rituel du seppuku jusqu’au bout, dans des conditions de rigueur et de respect du bushido excessivement strictes (d’une cruauté sans nom en réalité). Mais contrairement à Chiijiiwa, Tsugumo, vétéran du champ de bataille rompu à tous les arts de la guerre, semble sûr de son fait et sa volonté d’aller jusqu’au bout du rituel reste inébranlable. La cérémonie du seppuku est donc organisée dans les règles de l’art, mais avant de mourir, alors même que l’ensemble du clan Iyi est rassemblé dans la cour du château, Tsugumo exige un peu de temps. Loin de se dérober, le vieux samouraï raconte son histoire édifiante.


« Après tout, cette chose que vous appelez « Honneur du Samouraï »
n’est finalement rien d’autre qu’une façade ! »


Difficile d’en dire davantage sans éventer toutes les surprises d’un scénario qui mêle habilement deux lignes narratives et que l’on doit au talent de Shinobu Hashimoto, scénariste entre autres de Rashomon (Kurosawa, 1950). Quoiqu’il en soit, il paraît difficile de considérer Hara-kiri comme une simple tragédie habilement construite. Sous couvert d’une violente critique du système féodal, le film de Masaki Kobayashi est en réalité une charge à l’encontre d’une société japonaise encore largement tributaire de valeurs héritées du passé. En ligne de mire, le fameux bushido, dont Kobayashi s’empresse de faire voler en éclat les principes. Ce vernis d’apparences, dans lequel se drapent les castes dirigeantes japonaises, et en particulier les samouraïs, révèle ici toutes ses contradictions et son inhumanité. Ainsi, sous couvert d’honneur, des samouraïs a priori respectables obligent un homme à se donner la mort dans des conditions effroyables. L’introduction du film est à ce sujet tout à fait symptomatique, un long plan fixe sur une armure de samouraï, savamment entretenue, astiquée, brillant de mille feux, mais totalement vide. Comme si, sous cette carapace d’acier, toute humanité avait disparu. Pour les puissants, semble nous dire Kobayashi, rien d’autre ne compte que le code, rien d’autres que des apparences auxquelles on se soumet par confort, mais qui au fil des siècles ont perdu toute leur signification première.


Le film se termine par une incroyable scène de combat, dans laquelle Tsugumo applique son plan initial, qui n’est autre que la vengeance. Il était venu pour mourir, certes, mais pas avant d’avoir jeté au visage du seigneur Saito et de son clan le mépris que lui inspirent ces samouraïs dévoyés, qui se cachent derrière des règles rigides et vides de sens pour justifier l’inqualifiable. Dans sa rébellion contre l’ordre établi, Tsugumo révèle qu’il est lui un véritable samouraï, c’est-à-dire un guerrier, une machine à tuer pourtant plus humaine et plus digne que le premier des seigneurs de la maison Iyi. Après la mort inéluctable de Tsugumo face aux innombrables lames qui l’assaillent, le seigneur Saïto remet de l’ordre dans les affaires du clan. De cette journée de honte il fera table rase, deux samouraïs fautifs seront exécutés (faute de s’être fait seppuku), le sang qui incruste le sol et les murs du château sera lavé, et l’armure (celle du plan qui débute le film et qui symbolise le pouvoir de l’État féodal) que Tsugumo a souillée et traînée à terre sera remise sur pied et dûment astiquée. Mensonge final, mais ô combien significatif, dans les archives du clan, une simple note mentionnera le décès par seppuku d’un ronin du nom de Hanshiro Tsugumo, sa révolte sera donc habilement passée sous silence et l’opprobre ainsi évitée pour le clan Iyi.

Par sa maîtrise formelle, sa perfection stylistique et sa violente critique sociale, Hara-kiri bouscule les codes du chanbara, dont la vision romantique et idéalisée (traditionnellement la plupart des films de sabre choisissent le début de l’ère Meiji, qui marque la disparition progressive des samouraïs) est ici bien mise à mal par Masuki Kobayashi, qui signe un film résolument transgressif, mais également incroyablement humaniste. Un chef-d’œuvre insurpassable, n’en déplaise à Takeshi Miike.

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2 commentaires à propos de “Hara-kiri”

  1. Une mise en scène impressionnante.

    Une ligne de fuite à chaque plan dessinée par les personnages qui, accroupis, se font face. Partout autour les shoji du palais qui bouchent la vue mais dont le fin papier serait si facile à percer. Un peu comme les valeurs qui sèment leurs interdits mais dont il serait facile de se débarrasser. Longtemps les plans du film sont épurés.

    Puis vient la folle vengeance et la multiplication des traits à l’écran, ceux des perspectives nouvelles lors des déplacements des samourais, ceux surtout de leurs sabres qui fendent les airs et les corps.

  2. Finalement j’ai raté le remake de Miike car le film n’est passé qu’une seule fois dans mon ciné. J’aurais bien voulu comparer les deux films, sur la forme évidemment, mais aussi et surtout sur le fond (est-ce que quarante ans plus tard Miike a gardé l’aspect transgressif du scénario original).

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