Le grand jeu

Jacques Feyder, 1933 (France)


Bientôt dans la spirale amoureuse déçue, Pierre Martel (Pierre-Richard Willm), jeune avocat insouciant, tel un John Ferguson qui a goûté à sa Madeleine, l’a perdue et cherche bientôt à la retrouver (quitte à la voir dans une autre) [1], est contraint de quitter la métropole d’avoir trop dépensé et se voit par conséquent abandonné par Florence (Marie Bell), femme de grand standing qui sans l’avouer refuse de renoncer à ses toilettes et à ses plumes… De désespoir à présent, le blond au beau visage s’engage dans la Légion étrangère et gagne le Maroc. Là-bas, il est installé dans un hôtel d’Agadir tenu par un couple qui a pour lui bien de la sympathie, une cartomancienne un brin mélancolique et en robe noire avec qui il partage ses peines (l’attachante Françoise Rosay, l’épouse de Feyder) et son mari bon vivant (Charles Vanel), plus en retrait, comme un père distant mais bienveillant. Ainsi, alors que ses camarades troupiers n’ont d’yeux que pour les gambettes lancées haut des folies du coin, Pierre lui se morfond et noie sa tristesse dans l’alcool… Jusqu’au jour où il n’en croit plus ses yeux, où la silhouette de Florence réapparaît ; rencontre d’autant plus trouble qu’Irma la brune qui ressemble tant à la dulcinée perdue, cognée jadis à la tête, a oublié son passé.

La belle idée de Jacques Feyder, est de faire jouer les deux rôles de Florence et d’Irma par la même actrice et de doubler la voix de Marie Bell quand celle-ci incarne le deuxième personnage. L’effet est garanti et l’on doute un instant avec Pierre (quoique l’on ne grimace pas tant) qu’il s’agisse de la même personne ; la voix, le ton et le débit de parole de Marie Bell (échanges et répartie si plaisants à l’oreille) et de Claude Marcy qui la double sont bien différents et participent à composer deux personnalités fort éloignées l’une de l’autre, vampire pour la première, fantôme pour la seconde [2].



Le grand jeu est considéré dans l’histoire du cinéma comme le premier film de la vague « réaliste », et très bientôt « réaliste poétique », qui se développe en France quand la crise de 1929 plus tardive qu’ailleurs se fait sentir, vers 1932, et à laquelle la guerre mettra un terme. En isolant toutefois certains segments assez peu « réalistes », c’est-à-dire ici naturalistes [3], comme la balade rapide en voiture (assez savoureuse) au début du film (qui par sa belle artificialité paraît un peu hors du temps) et les intérieurs étonnants de la maison sophistiquée de Pierre et Florence (qui à l’opposé du réalisme nous installent dans une ambiance de théâtre), plusieurs décors, dialogues et scènes rendent compte des milieux populaires (prostituées, soldatesque et petits bourgeois) et témoignent d’une certaine réalité sociale (misère et alcoolisme, indolence et supériorité du colon, violences faites aux femmes…). C’est le cas du bar et des chambres de l’hôtel, des échanges plutôt découragés entre Pierre et son ami légionnaire, c’est aussi le cas avec des plans quasi documentaires en extérieur où l’on voit œuvrer les troupes armées. Marcel Carné, qui était alors assistant de Feyder, a pu retenir quelques-unes de ces ambiances réalistes pour ses films à venir.

Précisons encore que Le grand jeu n’était pas pour Jacques Feyder un projet depuis très longtemps réfléchi. Il le réalisa parce que d’autres films qu’il devait tourner n’avaient pu se faire [4]. De plus, Feyder rencontra de nombreuses difficultés à la production et sur le plateau, avec les comédiens notamment [5]. Le film paraît un peu injustement oublié aujourd’hui. Il rencontra pourtant un franc succès à sa sortie et permit non seulement à Feyder d’oublier ses déceptions hollywoodiennes (Son of India, 1931) mais surtout d’enchaîner sur de plus beaux succès encore, Pension Mimosas et La kermesse héroïque tournés tous deux en 1935.





[1] Je ne sais pas quel lien il y a vraiment entre Le grand jeu et Sueurs froides, mais il n’est pas impossible que Hitchcock l’ait vu et apprécié. On connaît son admiration pour les films de Clouzot, Le salaire de la peur (Clouzot, 1953) et Les diaboliques (1955), et on sait qu’Hitchcock y appréciait beaucoup Charles Vanel (Mc Gilligan, Alfred Hitchcock, une vie d’ombres et de lumière, Institut lumière, Actes Sud, 2011). Par ailleurs, si le film de Feyder avait échappé à Hitchcock en 1934, un remake américain en couleur sortit en 1954. Réalisé par Siodmack (avec Jean-Claude Pascal, Arletty, et Gina Lollobrigida), le film n’a pas grande réputation mais a pu donner à Hitchcock l’envie de découvrir ou de revoir l’original (quatre ans avant Vertigo donc). En outre, en plus de l’idée forte (deux femmes aimées interprétées par la même actrice, la seconde en réminiscence de la première), on peut penser que Hitchcock a pu (ou aurait pu) également être sensible au fait que l’une soit blonde (le premier amour, le plus pur dans le cœur de l’amant, cela va de soi) et l’autre brune (quoique la dualité capillaire ne soit pas nouvelle), ainsi qu’à d’autres détails, par exemple un baiser menaçant et magnifique ou, plus décalé, Pierre-Richard Willm en train de jouer à quatre pattes avec un petit chien (c’est tout à fait le genre de diversions légères et pleines d’humour qu’Hitchcock aimait à placer dans ses propres films).

[2] Mais l’idée de la double voix est plus ancienne que le film. Elle vint à Feyder quand il était question qu’il réalise Comme tu me veux d’après Pirandello avec Greta Garbo. Finalement, la MGM qui produisait remplaça Feyder par George Fizmaurice et Comme tu me veux sortit en 1932. Le Français conserva son idée et s’en servit donc pour Le grand jeu. Voir sur ce point le livret de l’édition dvd, « Pathé classique », 2007 et l’article de François Massarelli, « Portrait de Jacques Feyder à travers ses films », sur le site Dvdclassik, 6 février 2014 (consulté en septembre 2015).

[3] La notion de réalisme est assez complexe et peut être définie comme tout autre que naturaliste (le cinéma cherchant parfois à se dégager des courants littéraires ou picturaux et à se définir par lui-même). Stéphane Delorme y fait allusion dans « Jean Crémaillon, le meilleur », dans un dossier sur le cinéma des années 1930 des Cahiers du cinéma, n°673, déc. 2011, p. 93.

[4] Après Comme tu me veux, c’est Pathé qui l’avait engagé pour un film « engagé mais fantaisiste » sur le droit de vote des femmes qui ne se fit pas faute d’un budget suffisant. L’anecdote est rapportée dans le livret de l’édition dvd.

[5] Voir le livret de l’édition dvd.

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3 commentaires à propos de “Le grand jeu”

  1. Alors si on nous ressort le Grand Jeu, moi je dis d’accord. On revient à la grande époque des films de légionnaires, ces grands gaillards forts et beaux qui « sentaient bon le sable chaud » comme on en croise dans Morocco, Beau Geste ou La Bandera. Au vu de la description, plutôt qu’Hitchcock (tout fan de Vanel fut-il), il se pourrait qu’un Pierre-Louis Boileau ou qu’un Thomas Narcejac aient puisé quelques idées pour faire revenir leur Madeleine D’entre les morts.

  2. Oui en écrivant cette note, je me suis bien dit que c’était probablement moins un jeu à deux (le film d’Hitchcock et le livre de Boileau et Narcejac) qu’à trois ou plus (on citait en commentaire sur la page consacrée à Vertigo des textes qui développent des sujets proches), tout un réseau finalement. Car, entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle, ou disons jusqu’à 1958, les réapparitions des amours défuntes (en art, littérature, peinture, cinéma) sont finalement assez régulières. On en trouve notamment quelques-unes dans le livre Hitchcock et l’art, catalogue de l’exposition qui s’est tenue au Centre Pompidou en 2001 et dont on voit une affiche (signalé simplement parce que je l’ai découvert hier) dans Une femme de ménage de Claude Berri (2002). Toutefois, j’ai préféré miser sur Hitchcock pour l’influence possible du film de Feyder que sur les auteurs D’entre les morts

  3. Je ne connais pas ce film de Berri (il faut dire qu’en 2002 j’avais lâché Berri depuis bien longtemps). Ta théorie se défend très bien en tous cas, et gageons que le prestige de Feyder, qui n’était pas le dernier des cinéastes d’avant-guerre, n’a pas fait qu’effleurer l’œil furtif de sir Alfred.

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