Foxcatcher

Bennett Miller, 2014 (États-Unis)


REGARD AVEUGLE,
DÉBORDEMENT DE PUISSANCE
et INSTINCT de SURVIE


Foxcatcher entretient une correspondance inattendue avec A most violent year sorti moins d’un mois plus tôt en France et le même jour aux États-Unis. Alors que l’excellent film de J. C. Chandor porte sur le tout début de l’ère reaganienne (1981, « l’année la plus violente » qu’ait connu New York), la quatrième réalisation de Bennett Miller (The Cruise, 1998, Truman Capote, 2005…) se déroule sur la fin du second mandat du président, 1987-1988 pour être plus précis. L’un et l’autre sont très maîtrisés et travaillent parfaitement leurs ambiances : urbaines et froides, décors de ruines et industries portuaires à l’abandon (A most violent year), brumeuses et feutrées, salles de sport et intérieurs kitsch, trop raffinés d’ailleurs pour des athlètes aux oreilles en chou-fleur (Foxcatcher). De même, l’un et l’autre traitent à leur manière de réussite et de pouvoir sous différentes formes (économique, politique, psychologique et même militaire…) à l’échelle de l’individu mais pas seulement car, compte tenu des thèmes abordés et de leur déclinaison, il est aisé d’en percevoir la dimension nationale et, par conséquent, placé chacun à une extrémité d’une décennie décisive, aisé de faire de ces films des allégories de la puissance américaine. En 1981, il s’agit toujours en effet pour les États-Unis de se redresser de graves déconvenues (Watergate, Vietnam, chocs pétroliers…), alors qu’à la fin de la décennie, les voilà prêts à mettre l’URSS au tapis et ainsi imposer une hégémonie planétaire.



Cependant, ce que de secrète connivence mettent en évidence A most violent year et Foxcatcher, pour parvenir et entretenir cet état de superpuissance, d’obscurs arrangements et de brusques écarts sont parfois nécessaires. C’est encore dans un certain regard que se rejoignent les films de Chandor et de Miller. Un regard avec lequel, pour parvenir à leurs fins, presque inconsciemment (ou naturellement), les personnages franchissent la limite : un regard aveugle. D’abord (dans A most violent year), celui de l’entrepreneur pétrolier Abel Morales (Oscar Isaac) qui, scrutant le port tout en discutant affaires avec le procureur (David Oyelowo), peine à nous faire croire qu’il n’a pas conscience de l’alliance tacite et malhonnête qui se conclue entre eux ; alors que tous deux, dans tout ce qui précédait, s’accrochaient à leur rectitude et défendaient leur intégrité (notamment contre Anna, la femme de Morales -Jessica Chastain en poison dangereux-, qui tentait de corrompre l’un et ne se privait pas de libertés comptables avec l’autre). Pourtant, trop plein d’ambitions, l’entrepreneur et le procureur réalisent tardivement ne pouvoir obtenir ce qu’ils veulent que par la réalisation de douteux compromis. Alors, dans ce regard lointain, leur intégrité finit par se perdre.


L’autre regard aveugle (dans Foxcatcher), c’est celui de John du Pont qui vient d’abattre l’athlète Dave Schultz, dont le corps gît à quelques pas de lui dans la neige. Du Pont est un milliardaire blafard et vampirique (Steve Carell, méconnaissable), héritier d’une des plus prestigieuses dynasties américaines dont certains des membres ont côtoyé Louis XVI et qui de tout temps a fait sa fortune dans la vente de poudre à canon. John, en petit garçon mal materné (apparemment grande déception pour la mère, Vanessa Redgrave, qui a fini par lui préférer ses chevaux) a trouvé certaines compensations dans la réalisation de caprices variés : s’offrir des engins lourds fournis par l’armée, pratiquer le tir au pistolet en compagnie de policiers qu’il dote en armes, se payer l’équipe nationale de lutte avec la ferme intention de lui faire remporter les jeux olympiques de Séoul. C’est au début par le regard du lutteur Mark Schultz (Channing Tatum, dont l’interprétation se trouve à mi-chemin entre la machine à broyer et l’enfant abandonné) que Miller choisit de nous faire avancer dans la tragédie (les premières scènes font le portrait d’un homme seul, vivant sur une gloire perdue, assez proche du Wrestler d’Aronofsky, 2009). Du Pont le contacte, l’enrôle (pour ne pas dire l’achète ou l’endoctrine) et se sert de lui pour engager son grand frère, Dave, champion tout aussi doué et certainement plus tactique… Mais également plus difficile à asservir (Mark Ruffalo, peut-être plus extraordinaire encore que Carell et Tatum). Le puissant John obtient d’habitude tout ce qu’il veut. Et ce qu’il n’a pas, comme un gamin à qui un jouet résiste, il le détruit. Il assassine donc Dave Schultz, sans se poser de question sur le geste, comme s’il s’agissait pour lui d’un droit (peut-être hérité de lointains et odieux privilèges). Et le corps devant lui, il le regarde sans le voir, du même regard embué noté plus haut et vu à d’autres reprises au cours de l’histoire. Comme les États-Unis qu’il a cru incarner (puisque c’est au nom de sa propre patrie qu’il s’est engagé dans ce sport et a voulu devenir le coach de ces lutteurs en lisse pour les JO, « And I am giving America… hope »), infatué jusqu’à l’excès, John du Pont a débordé sa puissance*. Abuser de sa position de dominant, ce qui arrive de temps à autre aux États-Unis pour défendre leurs propres intérêts (par exemple les politiques étrangères contestées et menées par les Bush dans les années 1990 et 2000).


Mais de quoi est-il vraiment question ? De l’instinct de survie dans un contexte de concurrence souhaitée et entretenue et du comportement animal inhérent dont l’homme ne parvient jamais à se défaire. C’est pourquoi, pour revenir à la comparaison entre A most violent year et Foxcatcher, on peut s’arrêter sur une autre occurrence, celle de l’animal, symbolique et mystérieuse. Un peu à la manière des reptiles de Werner Herzog dans Bad lieutenant (2009) ou des icônes de Jia Zhang-Ke, tigre, buffle et serpent, dans A touch of sin (2013), les animaux sont porteurs de sens et de valeur : un cerf dans la nuit révélateur d’attitudes et de méthodes dans le couple Morales, ou le haras sacré qu’il ne faut en aucun cas approcher. Dans Foxcatcher, l’animal a toutefois davantage d’importance. Ainsi, ce qui autorise aussi l’allégorie que nous avons tenté de cerner, John E. du Pont se fait surnommer par quelques privilégiés (et en toute simplicité) « Aigle » ou « Aigle Doré ». Le « E. » de son nom est pour « Eleuthère », du nom du glorieux ancêtre, mais auquel John (se faisant lui-même) préfère substituer un « Eagle » à la fois plus patriotique et plus impérial. Le nom de la propriété et de ce fait de l’équipe de lutteurs qu’il entraîne, « Foxcatcher », est plus intéressant encore car plus compliqué à saisir. Le nom provient initialement des chasses aux renards organisées (arrangées) par la famille du Pont. Mais le renard est à ce point partout représenté dans la propriété (bibelots et tableaux) qu’il en devient un emblème pour la famille. On hésite alors à voir John du Pont derrière l’image du goupil tant l’homme a plusieurs facettes (« ornithologist, philatelist, philanthropist »). Mais il y a plus rusé et compte tenu du tragique final, c’est Dave Schultz que l’on identifiera au renard : du Pont se veut coach mais ne peut se dispenser des analyses de Dave. De plus, ce lutteur si attaché à sa famille et à cause de cela si difficile à apprivoiser, le milliardaire finira bien par l’« attraper ». En outre, lorsque Mark pénétrant dans l’intimidante propriété est entouré de renards jusque dans les toilettes, il nous semble que cela peut vouloir signifier quelque chose de son état d’esprit. Mark a toujours été « le petit frère », sans véritable personnalité, toujours dans l’ombre de l’aîné, qui probablement à ce moment-là lui manque, mais qui exerce également sur lui une certaine pression (des renards partout). En effet, « comment réussir enfin par lui-même ? », ce que lui signalera de façon retorse d’ailleurs son nouveau protecteur (« it’s your time, now »). Cheval, aigle, renard, l’animal est enfin là pour rappeler cet état de survie, de sursis, dans lequel se retrouvent bel et bien chacun de ces personnages : coach du Pont débordant de puissance, meurtrier bientôt arrêté, Dave Schultz tué de plusieurs balles sous les yeux de sa femme par le mégalomane schizophrène, Mark désormais seul. Et les États-Unis sur une scène internationale mouvante et toujours incertaine…





* Plus anecdotiquement, ce débordement de la puissance, comme une contamination de la soif de pouvoir, on finit par le voir également chez Mark, devenu le jouet de du Pont : cheveux blonds, transformé en une icône gay, drogué, fou de rage quand il s’aperçoit que sa nouvelle vie le prive de gloire sur les tapis de lutte, incapable de se contrôler sans son aîné.

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Une réponse à “Foxcatcher”

  1. Bel article sur le « regard aveugle », un oxymoron pour tout cinéaste, mais Lang (M le maudit) ou Powell (Le voyeur) nous démontraient déjà la clairvoyance des handicapés de la vue, espèce pourtant honnie par Buñuel (Los olvidados), puisque la vérité, comme le soleil, ne saurait se voir en face ; Lucas, en son temps, voulut aussi redonner de l’espoir à son pays et inventa donc le western galactique ; sur le bestiaire, on se souvient encore de Robert De Niro chassant un cerf très symbolique pour Cimino, dans un film réalisé à la fin des années 70, à l’aube des années Reagan, justement, qui sonnait telle une élégie – une pastorale, dirait Philip Roth – américaine (malgré le contre-sens critique) ; un dernier point, davantage littéraire : le Roman de Renart peut se lire comme une charge satirique et bourgeoise de clercs à l’encontre des classes seigneuriale ou populaire, avec l’ambiguïté du goupil dominant/haï, dominé/envié ; même ambivalence dans le cinéma crypto-marxiste hollywoodien ou indie contemporain, bien loin, dans sa retenue et les « ambiances » que vous décrivez, des outrances filmées en temps réel par De Palma dans son opéra (de la violence) dédié au Balafré, incarnation bigger than life du rêve américain dévoyé, de l’American way of life poussé dans ses sanglants retranchements, et vrai père symbolique, in fine, de tous ces épigones d’aujourd’hui, ressuscités par le retour vers le futur qu’autorise le septième art (funéraire)…

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