Film socialisme

Jean-Luc Godard, 2008, sorti en 2010 (France)




A condition de ne pas considérer l’objet hermétique et s’y refuser, ce qui est vrai pour toute œuvre mais paraît d’autant plus nécessaire pour un film de Godard (comme pour les obscures réalisations de Max Castle), voir Film socialisme une fois ne nous laisse accéder qu’à une infinie parcelle de ce que le métrage pourrait délivrer. Pénétrer l’Inland empire de Godard suppose de ne pas se laisser faire par les images et les sons, de les questionner en permanence et d’envisager tout à la fois des points de vue variés ; tâche infaisable durant les cent deux minutes qu’il faut aux bobines pour être déroulées… Malgré tout, ne nous décourageons pas devant ce mur d’images et, pour éviter qu’il ne se referme en une impénétrable enceinte, proposons, quitte à beaucoup simplifier, quelque entrée en matière…

Film socialisme fonctionne par résonance et soumet à notre regard une composition formée d’éléments épars mais rassemblés en trois parties.

La première nous embarque en croisière où la futilité y brille de tout son éclat : poses d’un couple sur un escalier où tout contour, décors et individus, est rendu trouble et baveux, scène de discothèque restituée en pixels et crachements (l’équivalent sonore du vent sur le micro lors des prises en extérieur), conférence d’Alain Badiou sur les origines de la géométrie mais devant une salle vide… Ici réside l’inquiétante ébauche du programme spatial pensé dans Wall-E à destination d’une humanité perdue (Andrew Stanton, 2008). Au milieu de ce luxe, le réalisateur repense à l’histoire, aux formes dérivées d’un socialisme détourné et pourri par l’idée nationale. Les figures d’Hitler et de Staline s’affichent et disparaissent. Pendant ce temps, le bateau vogue à travers l’épaisse et sombre Méditerranée. On pourrait le croire en train de relier les hommes et les territoires (Europe élargie, Afrique, Proche et Moyen-Orient) mais ce sont des divisions (l’or de Moscou [1]) et des massacres qu’il affiche (souvenirs du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et de la fameuse scène de l’escalier d’Odessa)…

Dans la deuxième partie, il y est plus concrètement question de politique. Revenu sur terre, le film se concentre sur la famille Martin dont le père tient une station service (prédominance de l’association argent et pétrole). Dans le foisonnement d’idées projetées, deux particulièrement attirent notre attention : celle de la famille résistante (« Famille Martin » était un réseau de la résistance alsacienne durant la Seconde Guerre mondiale chargé de faciliter l’évasion de prisonniers et d’opposants au régime nazi) et celle d’un espoir permis grâce à l’engagement des enfants (ces derniers substituent « avoir » à « être » et rendent évidents les dégâts collatéraux du capitalisme). La résistance des Martin ne se ferait donc plus en réaction à la monstruosité nazie mais aux horreurs socio-politiques montrées dans la séquence méditerranéenne.

« Nos humanités », la dernière partie, quelque peu écrasée par la longueur de la seconde, se focalise sur la mémoire que les hommes auraient souvent courte. Elle invite à se souvenir de l’héritage grec (berceau de la démocratie, de la philosophie et même, ironiquement, de la tragédie), alors que la Grèce connaît en 2010 la crise économique la plus grave qu’un pays membre de l’UE ait jamais connue. Le socialisme n’a-t-il pas aussi la solidarité pour composante ?

L’enchevêtrement de plans de Film socialisme a pour principe central la méthode de montage développée par Vertov (Jean-Luc Godard naît en 1930, un an après L’homme à la caméra), soit par correspondances et résonances. A la question de Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne, « Comment procédez-vous pour agencer tout ça? », Godard répond :

«  Il n’y a pas de règles. Ça tient de la poésie, ou de la peinture, ou des mathématiques. De la géométrie à l’ancienne surtout. L’envie de composer des figures, de mettre un cercle autour d’un carré, de tracer une tangente. C’est de la géométrie élémentaire. Si c’est élémentaire, il y a des éléments. Alors je montre la mer… Voilà, ce n’est pas vraiment descriptible, ce sont des associations. Et si on dit association, on peut dire socialisme. » [2]

Pour alimenter son fond, Godard recourt à une multitude de références (littérature, peinture, économie et politique, histoire et géographie…) et, sans les systématiser, à de nombreuses métaphores (les trapézistes extraits des Plages d’Agnès pour figurer l’équilibre recherché entre Palestiniens et Israéliens, les poupées russes, les écrans dans l’écran…). Abscons par moment, jamais pourtant une minute n’est vaine. Concernant la forme, les supports sont d’origines et de qualités très variées. Cette banque d’images originales et empruntées, organisées en un montage monstre (voir la folle bande-annonce contenant tout le film en accéléré) dit beaucoup sur le partage et la générosité souhaités par le cinéaste qui, dans ses différents entretiens, clame que les droits d’auteurs n’existent pas.





[1] Une partie des réserves de la Banque d’Espagne avait été confiée à l’URSS durant la guerre civile en 1936 mais l’argent n’a jamais été rendu. Transporté par des navires soviétiques, le trésor avait fait escale à Odessa avant d’être acheminé jusqu’à Moscou.

[2] Les Inrockuptibles, 18 mai 2010. D’ailleurs Jean-Marc Lalanne caractérise ainsi la forme de Film socialisme : « le film parle la syntaxe godardienne, telle qu’identifiée depuis les années 1980 : dissolution du récit et des personnages, dialogues aphoristiques qui rendent impossible la conversation, montage de citations, cadrages fixes mais composition hyperphotographique des plans… » (Les Inrockuptibles, mai 2010).

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4 commentaires à propos de “Film socialisme”

  1. Ah ! mais qui a embarqué l’or de Moscou, finalement ?
    Joli texte très complet sur un film qui aura fait parler de lui malgré tout. Je partage globalement l’avis sauf sur la dernière partie que je ne trouve pas « écrasée », mais plutôt comme une ultime envolée après la partie la plus traditionnellement narrative (enfin, dans les limites de l’art godardien). Plus courte mais plus franchement lyrique. Et puis quelle belle façon de terminer le film.

  2. Je crois que la salle vide, c’est simplement parce qu’ils avaient annoncé la conférence, mais que personne n’est venu ! Le futur arrive vite !

  3. C’est par hasard, et un peu tard par rapport aux événements, que j’entends à la radio que c’est sur le Costa Concordia que Godard avait embarqué pour Film socialisme. Et le paquebot a fait naufrage le 13 janvier 2012 au large de la Toscane.

    Est-à dire que le vieil homme aux films obscurs a des dons de voyance ? Sachant à l’avance le naufrage du bateau qui sert à son film, l’élection en mai 2012 d’un socialiste à la présidence de la République et, ce qu’il suggère alors, la faillite de ce dernier ?

    Un court article de Vincent Rémy publié dans Télérama le 18 janvier 2012 se terminait ainsi :

    « De son refuge à Rolle, sur les bords d’un lac suisse, le vieux cinéaste nous a fait savoir gentiment, le 17 janvier à 19h44, « qu’il ne souhaitait pas commenter cette coïncidence ». »

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