En quatrième vitesse (Kiss me deadly)

Robert Aldrich, 1955 (États-Unis)

« Il n’y a plus rien qu’un désert de gravats de poussière
Qu’un silence à hurler
à la place où il y avait
une ville qui battait »
Claude Nougaro, Il y avait une ville, 1958

« I REMEMBER YOU FROM SOMEWHERE »

La scène d’ouverture est impressionnante. C’est la nuit, une femme avance face caméra, pieds nus sur l’asphalte, affolée comme un animal traqué. Elle cherche de l’aide pour échapper au danger qui l’agrippe et veut arrêter une voiture coûte que coûte. Après un crissement de pneus et une sortie de route, c’est sur un privé qu’elle tombe. Et même si l’ignorance l’aurait mieux préservé, Mike Hammer (Ralph Meeker) échange suffisamment avec elle pour être rapidement entraîné dans une affaire qui ne sera que source d’ennuis. On ne s’arrêtera pas sur les remarques à l’adresse du « sexe incomplet » (et la victime d’assurer tout à fait au premier degré que ce qui lui manque ne peut être évidemment qu’un homme). Le cœur de l’intrigue repose sur une boîte de Pandore, un mystère dont la découverte coûte cher.

Depuis les bombes atomiques larguées sur le Japon en 1945, l’URSS brise le monopole américain dans le domaine et se dote à son tour de l’arme nucléaire en 1949. En 1952, le Royaume-Uni fait ses premiers essais nucléaires et en 1954 les États-Unis, toujours en avance dans cette escalade, font exploser une bombe à hydrogène de 17 mégatonnes dans l’atoll de Bikini. En 1955, Aldrich, lui, glisse dans une boîte un soleil dont la lumière mortelle jaillit à peine la curiosité éveillée et le couvercle entrouvert. Pour l’anecdote, le son inédit entendu à chaque fois que la boîte livre ses secrets est le bruit d’un moteur d’avion mixé aux cordes vocales d’un homme à bout de souffle (Patrick Brion, Le film noir, Ed. de la Martinière, 2004, p. 384). Le cinéma a laissé plusieurs boîtes à mystère sur son passage, Seven (Fincher, 1995), Barton Fink (Coen, 1991) ou encore la petite boîte bleue de Mulholland drive (Lynch, 2001). Mais c’est avec l’arche d’Alliance profanée par les nazis dans Les aventuriers de l’Arche perdue (1981) que la correspondance avec Kiss me deadly s’impose le plus facilement. Spielberg est un enfant de la Guerre Froide et le parallèle est même conforté quand il place son héros dans le souffle irradiant d’une bombe-test (Indiana Jones 4, 2008).

« Certes, la violence inhérente à la production littéraire de Spillane, la personnalité de Mike Hammer, son héros d’élection, les comparses habituels (Velda, la fidèle secrétaire, Pat, l’ami policier [Wesley Addy, acteur lynchéen par anticipation]) et la galerie inévitable de filles et de tueurs sont au rendez-vous mais Bezzerides [le scénariste] et Aldrich, en remplaçant le trafic initial par le péril atomique, ont contribué à faire exploser l’intrigue elle-même » (P. Brion, p. 382-383)

« Je crains seulement que ce ne soit pas un aussi bon film que certains ne le croient, simplement qu’ils y lisent plus que ce qu’il contient réellement […] La référence au maccarthysme était notre seule justification théorique pour faire ce film » (Aldrich cité par P. Brion, p. 384)

Replacée dans le contexte de l’ère nucléaire, l’angoisse constante qui se diffuse dans le film revêt pourtant une toute autre dimension. Le péril atomique à l’esprit, Kiss me deadly s’impose comme un film noir d’un autre genre. Mais son modernisme se traduit par d’autres aspects.

D’abord par le traitement des espaces traversés : les tournages nombreux en extérieur, ce qui est assez nouveau, livrent de nouvelles ambiances. Los Angeles traversée en tout sens s’y montre aussi fatale que dans Le grand sommeil (Hawks, 1947) ou Assurance sur la mort (Wilder, 1944). De même, la métropole paraît s’étendre davantage que dans Boulevard du crépuscule (Wilder, 1950). Les lignes de fuite sont plus lointaines et, dans ce noir et blanc d’époque, les journées ensoleillées aussi dangereuses que la nuit. De plus, ses différents axes prolongent encore les déplacements le long des couloirs des appartements et de l’hôpital. Ainsi, les intérieurs et les extérieurs finissent par se confondre et fabriquent déjà, bien avant la déflagration finale, une sorte de chaos urbain (en dehors de l’espace et servant la même idée, dès le début, le générique est lui-même inversé et, durant tout le film, Aldrich multiplie les plans inclinés). Au bout de ces déplacements, le garage et la maison de la côte apparaissent comme des impasses. Du labyrinthe à la lumière… et quelle lumière.

Puis En quatrième vitesse nourrit le hors champ et donne toute sa force à l’invisible. C’est par exemple la nudité devinée sous l’imperméable de cette fille en fuite. Bien sûr on ne peut passer sur le contenu de la boîte, matière fissile probable, dont seule la lumière s’échappe et irradie tout ce qu’il y a autour. C’est enfin par dessus tout la catastrophe finale qui ne peut être contenue dans l’explosion seule de cette baraque sur la plage et qui laisse figés dans la mer Hammer et la fille dans ses bras. Les eaux entrent probablement en ébullition l’instant d’après (on pourrait alors penser aux « amants » pétrifiés de Pompéi). Un flash et plus rien.

Durant l’enquête, Mike Hammer tombe sur un recueil de poésies dont il ne fait d’ailleurs pas grand chose. C’est un recueil de la poétesse Christina Rossetti (1830-1894). Son prénom est le même que celui de la femme en fuite qui ouvrait le film (Cloris Leachmann). Le titre du livre est aussi celui du premier poème : « Remember Me ». Ces mots sont une prière laissée avant de disparaître et en même temps, au cœur de l’ère atomique, il nous semble qu’ils portent toute l’angoisse d’une époque.

Pour aller plus loin : « En quatrième vitesse de Robert Aldrich », Cours de cinéma de Serge Chauvin, professeur de littérature et de cinéma américains à l’Université Paris 10, Forum des images, Cycle « Contamination », le 09/01/2015.

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3 commentaires à propos de “En quatrième vitesse (Kiss me deadly)”

  1. Heeeey, bien vu pour le lien avec Indiana Jones, j’avais jamais capté, mais tu as sans doute raison !

    Pour le reste, j’avoue que c’est un film qui passé son début génial, et sa fin très étrange, ne m’a laissé aucun souvenir (sinon de codes du film noir un peu fétichisés).

  2. Autre boîte de Pandore possible, le contenu de la valise de Pulp Fiction qui laisse Vincent sans voix.

    Après cette belle lecture, je remonterais bien dans le bolide de Mike Hammer « en quatrième vitesse », un film si lynchien en effet (les références à la bombe ne manquent pas à Twin Peaks)… Vavavoom !

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