Duel

Steven Spielberg, 1971 (États-Unis)


LAND OF ENCHANTMENT


Un commercial quitte la ville à bord de sa Plymouth rouge, la radio branchée sur des programmes imbéciles. Un peu plus loin en rase campagne, un poids-lourd énorme et poussiéreux n’attend que lui… Au début, la rencontre sur la route entre le citadin pressé et le lourd inquiétant n’est qu’un de ces désagréments évacués après une insulte courageusement lancée depuis son habitacle à l’adresse de l’autre véhicule. Mais, si l’ambiance est celle des plaines arides et des buissons séchés qui roulent sur le chemin, si l’on trouve une carriole en décor et que le choix même du rôle principal s’est porté sur un acteur de western (Dennis Weaver), c’est bien qu’il y a autre chose. Et le chauffard à bord de son gros diesel justement insiste… Car la route est trop étroite pour les deux automobilistes. Sur cette ligne droite, de toute évidence, il y en a un de trop.

Alors que la musique de Billy Goldenberg louche à quelques moments sur la partition de Psychose (1960), la course-poursuite de Spielberg ressemble dangereusement à la simple reprise (et à un étirement à l’échelle d’un film) des trois minutes d’anthologie de La mort aux trousses (1959), celles au cours desquelles Cary Grant devient la proie d’un avion plongeant sur lui en rase-mottes. Dans le chef-d’œuvre du maître anglais comme dans le film du jeune Américain de vingt-cinq ans, la mort embarquée (le chauffeur n’est jamais montré dans Duel autrement que par un coude à la fenêtre ou une botte sur le marche-pied du camion) s’en prend à un parfait innocent bien obligé de courir pour sa vie sans jamais comprendre ce qui lui arrive. Mais, pour son premier film en salles, Spielberg ne réalise pas qu’une pâle copie, ni ne se contente d’une influence vaguement assumée. Au contraire, Spielberg, qui adapte avec Duel un texte de Matheson, entretient magnifiquement le suspense défini par Hitchcock dix ou vingt ans plus tôt. Au point que les plans sur le camion sombre et rouillé font de l’engin un monstre terrifiant quand il est filmé avec la caméra à hauteur du pare-choc mais tout autant lorsque, encore toute petite, la silhouette du véhicule réapparaît soudain dans le rétroviseur.

En outre, au début des années 1970, du western au spectacle hitchcockien, avec Duel, Steven Spielberg se fait le parfait relais du cinéma de divertissement, vif et inventif. Avec ses véhicules, le futur réalisateur de Rencontres du troisième type (1977) pénètre pour la première fois dans ce « land of enchantment » qu’est le cinéma à grand spectacle (même si ce nom, inscrit sur une des plaques d’immatriculation du poids-lourd, sonne davantage ici comme une énigme menaçante que comme une invitation à l’émerveillement), territoire de plus en plus disputé les décennies suivantes mais que Spielberg a su marquer de son identité et de manière durable. D’autant que cette lutte de l’homme contre les machines (la victime dans Duel s’appelle David « Mann ») trouve rapidement des échos dans ce cinéma-là, ainsi dans Alien de Scott (1979) ou dans Terminator de Cameron (1984)… On imagine d’ailleurs parfaitement le robot de ce dernier prendre plaisir (quoique le sentiment chez la machine assassine ne puisse être que simulé) au volant du camion de Duel…

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3 commentaires à propos de “Duel”

  1. Parmi les premières répliques mettant en scène le sempiternel Duel homme/machine, on pourrait également citer le contemporain de Spielberg, le mésestimé Mondwest signé Crichton. Pas surprenant alors de voir bien plus tard les deux hommes œuvrer de concert lors d’une charge surl’entertainment au pays des dinosaures.

  2. Je n’avais encore guère prêté attention au dialogue que David Mann a avec sa femme au téléphone. C’est une des scènes qui ont été tournées pour allonger le film et le faire passer du format téléfilm de 72 min au format cinéma de 90 min. Mann appelle sa femme donc et, lors de la conversation, on apprend qu’ils se sont disputés la veille. Sa femme lui reproche de ne pas être intervenu alors qu’un certain Steve Henderson l’aurait durant une soirée pratiquement violée en public. Elle dit cela au téléphone devant les enfants qui sont en train de jouer par terre. Plutôt que de reconnaître les faits et de s’excuser, David Mann lui demande plutôt de ne pas « exagérer ». « L’homme » et sa désespérante faiblesse…

    En vérité ce thème de la place de l’homme face à la femme et plus précisément de la faiblesse de cet homme-ci est très valorisé dans Duel, au point que l’on se demande si le principal duel n’opposerait pas, plutôt que l’Homme à la machine, l’homme (avec un petit « h ») à sa femme. Ainsi, dès le début du film voilà ce que Mann écoute à la radio : il est question de recensement et un auditeur est gêné par la question « Êtes-vous le chef de famille ? ».

    « Ben, pour être franc, le jour où j’ai épousé ma femme… […] Eh bien, j’ai perdu mon poste de chef de famille, voyez-vous. Je reste à la maison. Je déteste travailler, sortir et voir des gens qui se bagarrent entre eux pour grimper les échelons. Donc elle travaille et je fais le ménage […] Je ne suis vraiment pas le chef de famille. Pourtant, je suis un homme… »

    Il faut peu de temps au spectateur pour apprendre que David Mann, qui lui travaille pendant que sa femme (robe de chambre et bigoudis) s’occupe de la maison et des enfants, n’est pas non plus chez lui « un chef de famille ». Plusieurs fois, les garagistes croisés lui diront de changer une pièce du radiateur de sa voiture et Mann leur répond à chaque fois que la décision ne lui appartient pas, sous-entendant que c’est sa femme qui est à la tête du foyer (« You’re the boss. Not in my house, I’m not. »). On se pose alors la question, sa femme, qui lui reproche à juste titre de ne pas l’avoir défendue quand elle s’est fait agresser, lui en veut-elle au point de le bousculer un peu ? De provoquer un accident ? La voiture n’est pas réparée et on se demande si Mme Mann ne l’a en définitive pas fait exprès.

    La faiblesse de David Mann est soulignée dans d’autres scènes : aucune autorité face aux enfants dans la scène du bus scolaire, bien peu de courage dans la scène du restaurant (regard fuyant, incapable de rendre les coups). Même son menu dit quelque chose de sa faiblesse : ni bière, ni steak, il commande du pain de seigle et du fromage avec un verre d’eau… et une aspirine.

    Mme Mann tient sa place, selon le peu que l’on apprend (mère au foyer et tout ce que cela implique), mais pas David Mann qui, s’il travaille et apporte à la famille un revenu, n’est pas capable d’épauler sa femme, de lui venir en aide d’aucune manière, n’agit pas alors qu’elle manque de se faire violer. On serait alors à peine étonné d’apercevoir Mme Mann au volant du camion citerne…

  3. Après travail sur le film en classe, voilà un commentaire d’une élève de 3e (bien pensé Anaïs !) qui me plaît assez pour en reprendre un extrait ici, et ce d’autant qu’il complète bien ce qui m’a un peu tard sauté aux yeux :

    « Ce film nous amène à réfléchir au comportement au volant. Il propose une vision du monde assez machiste car la femme de David Mann reste au foyer pour faire le ménage et s’occuper des enfants. Ensuite d’autres femmes font une apparition dans ce film, une première dans une station essence, elle est en train de lancer une machine pour laver son linge, une deuxième dans un bar qui travaille en tant que serveuse, puis une troisième femme un peu folle qui travaille dans une petite station essence et qui collectionne des serpents mais aussi des mygales. Pour en finir avec seulement cinq minables apparitions de femmes en une heure trente de film, un vieux couple fait apparition pour aider David Mann, mais c’est bien sûr l’homme qui conduit et qui décide s’ils vont l’aider. »

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