Django unchained

Quentin Tarantino, 2012 (États-Unis)




Le blanc partout étend son emprise. Du coton dans les plantations à la maison des maîtres, des hautes colonnes du perron vers le ciel en surexposition. A Candyland (le « pays des délices »), même le gâteau est blanc. Django, lui, est noir. Et après son passage, par projections multiples, du coton aux murs de la maison, tout devient rouge. Le ciel ne reste pas blanc non plus tout le film. Il reprend toute l’intensité d’un bleu de western en dernière partie, quand Django, prudemment, argumente avec persuasion et force détails auprès de ses geôliers afin d’obtenir sa libération contre des corps de criminels à monnayer. Le discours est convainquant, les geôliers bientôt morts.

Quentin Tarantino croit toujours autant au pouvoir des mots (bien que la science du discours réserve des sorts variés à ceux qui en font usage) et plus encore en celui du cinéma (de la collision de genres mineurs -western spaghetti et blaxploitation- afin de ruiner un film majeur tout à fait nauséeux). Parole mesurée ou logorrhée sont donc, comme dans ses précédents films, une importante source de tensions. Pourtant, peut-être davantage qu’avant, la parole permet dans plusieurs scènes de prévenir et de désamorcer la violence prête à exploser.

Django (Jamie Foxx), au début de son histoire, n’a ni le vocabulaire, ni l’éloquence du Dr. Schultz (Christoph Waltz). Le chasseur de prime allemand le libère de ses chaînes et de sa condition d’esclave et c’est à ses côtés que Django apprend durant tout un hiver sa rhétorique. C’est ensuite grâce à elle qu’il élimine ses gros bêtas de geôliers et qu’il peut s’affirmer vraiment libre. Il suffit de repenser alors à la structure du film : les contrats que Schultz honore marquent chacun une étape supplémentaire dans la difficulté rencontrée, une escalade dans la violence, et semblent tout autant représenter un niveau différent de langage et d’étiquette. Les esclavagistes texans de la première scène ne savent en effet pas articuler trois mots. Les frères Brittle à peine plus mais la présence de « Big Daddy » Bennett (Don Johnson) permet un échange plus soutenu, relevé d’un fort accent du Sud et paré d’une courtoisie de façade. Calvin Candie (DiCaprio), lui, a le charisme du diable et, par une dialectique tenace et un raisonnement spécieux, élève ses échanges à un plus haut degré de perversité. Sa mort ainsi que les retrouvailles de Django avec Broomhilda marquent la dernière étape d’un cycle à la fois défini par la quête de l’ancien esclave en Siegfried et par son apprentissage auprès de Schultz (« You said “this is my world, and in my world, you got to get dirty”. So that’s what I’m doing. I’m getting dirty. »). Lorsque Django se retrouve seul à la fin, le voilà à nouveau ferré par des rustres (les geôliers dont nous avons déjà parlés). Comme les esclavagistes texans du début, ils sont simples d’esprit, ne maîtrisent pas bien la langue et se laisseront tromper par le discours de leur prisonnier. Ces dernières minutes distendent le rythme du film, mais qu’importe puisqu’elles en portent tout le sens : nous y voyons le commencement d’un nouveau cycle, un temps dans lequel l’homme noir, désormais armé (l’art de la parole plus utile que les colts), peut lui-même rétablir la justice qui jusqu’à présent lui faisait défaut. Avant de partir avec sa belle, le héros doit encore se confronter à Stephen, le majordome de Candyland, moins servant qu’il n’y paraît (Samuel L. Jackson), et le faire disparaître définitivement avec la demeure des négriers.

Cent ans après ou environ, Tarantino cherche à défaire Naissance d’une nation de D. W. Griffith (1915). Après avoir fait du cinéma l’arme ultime contre la barbarie (Inglourious basterds, 2009), le voilà à rappeler l’horreur qui a présidé aux États-Unis du temps de l’esclavage 1. Un peu à la manière de There will be blood (P. T. Anderson, 2007), différents thèmes émergent et apparaissent comme une critique des valeurs sur lesquelles les États-Unis depuis leur indépendance se sont forgés : la propriété privée comme droit fondamental (qu’il s’agisse de propriété foncière ou humaine), la violence légitimée par la loi, et le capitalisme qui transforme vraiment n’importe quoi en produit (Schultz explique ainsi sa profession : « The way the slave trade deals in human lives for cash, a bounty hunter deals in corpses. […] So… Like slavery, it’s a flesh-for-cash business. »). Mais, en libérant un noir et en le transformant en héros vengeur, c’est du racisme sur lequel s’est aussi bâti sa nation que Tarantino souhaiterait se débarrasser. La scène la plus évocatrice à ce sujet est celle de la charge du Ku Klux Klan faisant écho à celle du film de Griffith. Outre les échanges ridicules quant au confort des cagoules portées, c’est la musique accompagnant la charge qui attire notre attention. Griffith employait Wagner et La chevauchée des Valkyrie pour lancer ses justiciers blancs contre les terribles noirs (dont la portée symbolique se trouve renforcée si l’on songe à l’opuscule antisémite rédigé par le compositeur allemand 2). Tarantino, lui, invoque Verdi et le Requiem pour faire opposition à Wagner 3. Le Dies irae emporte tout autant de son souffle mais s’interrompt brutalement avec la débandade des cowboys cagoulés. Le contrepoint est éloquent et Tarantino nous fait voir à travers cette simple scène sa véritable intention 4.

Par ailleurs, en tant que double du réalisateur, « King » Schultz dirige Django et l’aide à trouver son propre personnage (valet, négrier noir ou justicier vengeur). Il lui apprend la langue, attise le feu qui est en lui et le pousse au déchaînement. Une fois Schultz mort, le personnage-héros devient libre et indépendant. A ce point, qu’il se débarrasse même du réalisateur : Tarantino joue l’un des abrutis de geôliers et se fait exploser à coup de dynamite. Avec la mort de Schultz et la sienne propre, Tarantino élimine ainsi le « libérateur blanc ». Il ne veut en aucun cas entretenir de « relation amicale » sur le long terme du type de celles que les métropoles ont pu entretenir avec leurs anciennes colonies 5. Le créancier ou celui qui peut être considéré comme tel doit mourir. L’indépendance de son héros doit être totale et sa liberté absolue.





1 Jean-Michel Frodon parle de « l’outrageante insuffisance de la prise en compte de la brutalité de cet enfer dans l’imaginaire collectif américain », dans « Django Unchained et Lincoln, il était deux fois la révolution », publié le 14 janvier 2013 sur slate.fr.

2 Le judaïsme dans la musique paru en allemand en 1850, dans lequel il explique son « aversion instinctive » (« instinctmäßige Abneigung ») pour les Juifs.

3 Les deux génies sont contemporains et tous deux issus du romantisme mais Wagner et Verdi ont développé chacun leur propre style. La tradition les a souvent opposés et c’est surtout cela que l’on retiendra ici. En évitant de recourir aux mythes les concernant et sans trop nous aventurer dans un domaine qui ne nous est en rien familier, nous préciserons seulement que le premier est d’abord connu pour avoir puisé dans la tradition mythologique germanique et que le second, plus populaire, est de ceux qui ont inspiré le mouvement vériste (proche du naturalisme en littérature).

4 Ne dit-il pas dans plusieurs entretiens être obsédé par Naissance d’une nation ? Par exemple dans Télérama (semaine du 16 janvier 2013).

5 Ignacio Ramonet faisait ainsi le lien entre la période de décolonisation, la perte de prestige du western américain et l’avènement du spaghetti : « A Bandung, en 1955, commence vraiment la lente agonie du western américain. Les peuples jeunes qui émergent alors de la longue nuit coloniale, qui revendiquent le droit à étudier leur propre culture et qui se débarrassent fièrement du complexe du colonisé, brisent par contrecoup la rustique innocence du genre cinématographique américain ‘par excellence' ». Chap. « Les westerns italiens : des métaphores politiques », dans Propagandes silencieuses, Gallimard, 2000, p. 189.

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4 commentaires à propos de “Django unchained”

  1. Très intéressant point de vue. Je n’avais pas grand chose à dire de plus mais j’ai lu ta critique avec intérêt (notamment sur le parallèle Verdi/Wagner).

  2. J’adhère à tes remarques sur la symbolique de la couleur blanche, sur la nécessité de s’affranchir de tout protecteur blanc pour le super-héros noir (d’où la mort de l’Allemand et celle de Tarantino lui-même, comme tu le relèves), tout en me demandant toujours pourquoi le film ne marche pas complètement.

    Les dialogues doivent avoir quelque chose à voir là-dedans, étant toujours l’élément central des films de Tarantino : pour moi, plus QT s’éloigne d’un univers qui lui est contemporain et proche, moins il se montre capable de faire vraiment vivre ses protagonistes par leurs discours (par manque de connaissances approfondies, à mon avis) : cela explique en tout cas la faveur moindre que j’accorde à Inglourious basterds et Django unchained, même si le travail sur le langage est tout aussi important que dans l’un de ses meilleurs films : Boulevard de la mort (les starlettes ambitieuses et narcissiques, QT doit bien les connaître, et elles me paraissent beaucoup plus vivantes que les personnages incarnés par les stars Brad Pitt et Di Caprio).

    Aussi, il manque à l’apprentissage de Django un caractère vraiment progressif : il semble manier une arme à la perfection dès qu’on la lui met entre les mains (il dézingue le personnage de Don Johnson à 1 kilomètre) et se montre d’une incroyable habileté comportementale et langagière dans le nœud de vipères qu’est le ranch Candy : ce qui précède ne le prépare pas assez.

  3. Et pour prolonger sur Django alors que vient de sortir sur les écrans le nouveau film du sieur Tarantino, le prometteur The hateful eight, Clic clic, allons faire un tour sur Upopi pour y lire l’article de Philippe Ortoli, « Quentin Tarantino : l’art de l’éclair » (décembre 2015), qui évoque à travers des exemples précis la manière du réalisateur et la portée politique de ces derniers films.

    Je copie sa belle conclusion sur Django pour donner envie du développement :

    « En offrant aux vaincus de l’histoire l’écrin mythique des vainqueurs (programme qu’il avait également développé dans Inglourious basterds), Tarantino fait œuvre politique, prouvant que son exploration de la mémoire du cinéma de genre, qui passe par une pratique virtuose du « collage », est bien destinée à créer des épopées bis dont la portée subversive ne peut être négligée. »

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